La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac
à mes héritiers, car monsieur sait que les notaires ne peuvent accepter de legs; sinon, la Grande Bretèche reviendrait à qui de droit, mais à la charge de remplir les conditions indiquées dans un codicille annexé au testament, et qui ne doit être ouvert qu'à l'expiration desdites cinquante années. Le testament n'a point été attaqué, donc… A ce mot, et sans achever sa phrase, le notaire oblong me regarda d'un air de triomphe, je le rendis tout à fait heureux en lui adressant quelques compliments. – Monsieur, lui dis-je en terminant, vous m'avez si vivement impressionné, que je crois voir cette mourante plus pâle que ses draps; ses yeux luisants me font peur; et je rêverai d'elle cette nuit. Mais vous devez avoir formé quelques conjectures sur les dispositions contenues dans ce bizarre testament. – Monsieur, me dit-il avec une réserve comique, je ne me permets jamais de juger la conduite des personnes qui m'ont honoré par le don d'un diamant. Je déliai bientôt la langue du scrupuleux notaire vendômois, qui me communiqua, non sans de longues digressions, les observations dues aux profonds politiques des deux sexes dont les arrêts font loi dans Vendôme. Mais ces observations étaient si contradictoires, si diffuses, que je faillis m'endormir, malgré l'intérêt que je prenais à cette histoire authentique. Le ton lourd et l'accent monotone de ce notaire, sans doute habitué à s'écouter lui-même et à se faire écouter de ses clients ou de ses compatriotes, triompha de ma curiosité. Heureusement il s'en alla. – Ah! ah! monsieur, bien des gens, me dit-il dans l'escalier, voudraient vivre encore quarante-cinq ans; mais, petit moment! Et il mit, d'un air fin, l'index de sa main droite sur sa narine, comme s'il eût voulu dire: Faites bien attention à ceci! – Pour aller jusque-là, dit-il, il ne faut pas avoir la soixantaine. Je fermai ma porte, après avoir été tiré de mon apathie par ce dernier trait que le notaire trouva très spirituel; puis, je m'assis dans mon fauteuil, en mettant mes pieds sur les deux chenets de ma cheminée. Je m'enfonçai dans un roman à la Radcliffe, bâti sur les données juridiques de monsieur Regnault, quand ma porte, manœuvrée par la main adroite d'une femme, tourna sur ses gonds. Je vis venir mon hôtesse, grosse femme réjouie, de belle humeur, qui avait manqué sa vocation: c'était une Flamande qui aurait dû naître dans un tableau de Teniers. – Eh bien! monsieur? me dit-elle. Monsieur Regnault vous a sans doute rabâché son histoire de la Grande Bretèche. – Oui, mère Lepas. – Que vous a-t-il dit? Je lui répétai en peu de mots la ténébreuse et froide histoire de madame Merret. A chaque phrase, mon hôtesse tendait le cou, en me regardant avec une perspicacité d'aubergiste, espèce de juste milieu entre l'instinct du gendarme, l'astuce de l'espion et la ruse du commerçant. – Ma chère dame Lepas! ajoutai-je en terminant, vous paraissez en savoir davantage. Hein? Autrement, pourquoi seriez-vous montée chez moi? – Ah! foi d'honnête femme, aussi vrai que je m'appelle Lepas… – Ne jurez pas, vos yeux sont gros d'un secret. Vous avez connu monsieur de Merret. Quel homme était-ce? – Dame, monsieur de Merret, voyez-vous était un bel homme qu'on ne finissait pas de voir, tant il était long! un digne gentilhomme venu de Picardie, et qui avait, comme nous disons ici, la tête près du bonnet. Il payait tout comptant pour n'avoir de difficultés avec personne. Voyez-vous, il était vif? Nos dames le trouvaient toutes fort aimable. – Parce qu'il était vif! dis-je à mon hôtesse. – Peut-être bien, dit-elle. Vous pensez bien, monsieur, qu'il fallait avoir eu quelque chose devant soi, comme on dit, pour épouser madame de Merret qui, sans vouloir nuire aux autres, était la plus belle et la plus riche personne du Vendômois. Elle avait aux environs de vingt mille livres de rente. Toute la ville assistait à sa noce. La mariée était mignonne et avenante, un vrai bijou de femme. Ah! ils ont fait un beau couple dans le temps! – Ont-ils été heureux en ménage? – Heu, heu! oui et non, autant qu'on peut le présumer, car vous pensez bien que, nous autres, nous ne vivions pas à pot et à rôt avec eux! Madame de Merret était une bonne femme, bien gentille, qui avait peut-être bien à souffrir quelquefois des vivacités de son mari; mais quoiqu'un peu fier, nous l'aimions. Bah! c'était son état à lui d'être comme ça! Quand on est noble, voyez-vous… – Cependant il a bien fallu quelque catastrophe pour que monsieur et madame de Merret se séparassent violemment? – Je n'ai point dit qu'il y ait eu de catastrophe, monsieur. Je n'en sais rien. – Bien. Je suis sûr maintenant que vous savez tout. – Eh! bien, monsieur, je vais tout vous dire. En voyant monter chez vous monsieur Regnault, j'ai bien pensé qu'il vous parlerait de madame de Merret, à propos de la Grande Bretèche. Ça m'a donné l'idée de consulter monsieur, qui me paraît un homme de bon conseil et incapable de trahir une pauvre femme comme moi qui n'ai jamais fait de mal à personne, et qui se trouve cependant tourmentée par sa conscience. Jusqu'à présent je n'ai point osé m'ouvrir aux gens de ce pays-ci, ce sont tous des bavards à langue d'acier. Enfin, monsieur, je n'ai pas encore eu de voyageur qui soit demeuré si longtemps que vous dans mon auberge, et auquel je pusse dire l'histoire des quinze mille francs… – Ma chère dame Lepas! lui répondis-je en arrêtant le flux de ses paroles, si votre confidence est de nature à me compromettre, pour tout au monde je ne voudrais pas en être chargé. – Ne craignez rien, dit-elle en m'interrompant. Vous allez voir. Cet empressement me fit croire que je n'étais pas le seul à qui ma bonne aubergiste eût communiqué le secret dont je devais être l'unique dépositaire, et j'écoutai. – Monsieur, dit-elle, quand l'Empereur envoya ici des Espagnols prisonniers de guerre ou autres, j'eus à loger, au compte du gouvernement, un jeune Espagnol envoyé à Vendôme sur parole. Malgré la parole, il allait tous les jours se montrer au Sous-Préfet. C'était un Grand d'Espagne! Excusez du peu! Il portait un nom en os et en dia, comme Bagos de Férédia. J'ai son nom écrit sur mes registres; vous pourrez le lire, si vous le voulez. Oh! c'était un beau jeune homme pour un Espagnol qu'on dit tous laids. Il n'avait guère que cinq pieds deux ou trois pouces, mais il était bien fait; il avait de petites mains qu'il soignait, ah! fallait voir. Il avait autant de brosses pour ses mains qu'une femme en a pour toutes ses toilettes! Il avait de grands cheveux noirs, un œil de feu, un teint un peu cuivré, mais qui me plaisait tout de même. Il portait du linge fin comme je n'en ai jamais vu à personne, quoique j'aie logé des princesses, et entre autres le général Bertrand, le duc et la duchesse d'Abrantès, monsieur Decazes et le roi d'Espagne. Il ne mangeait pas grand'chose; mais il avait des manières si polies, si aimables, qu'on ne pouvait pas lui en vouloir. Oh! je l'aimai beaucoup, quoiqu'il ne disait pas quatre paroles par jour et qu'il fût impossible d'avoir avec lui la moindre conversation; si on lui parlait, il ne répondait pas: c'était un tic, une manie qu'ils ont tous, à ce qu'on m'a dit. Il lisait son bréviaire comme un prêtre, il allait à la messe et à tous les offices régulièrement. Où se mettait-il (nous avons remarqué cela plus tard)? à deux pas de la chapelle de madame de Merret. Comme il se plaça là dès la première fois qu'il vint à l'église, personne n'imagina qu'il y eût de l'intention dans son fait. D'ailleurs, il ne levait pas le nez de dessus son livre de prières, le pauvre jeune homme! Pour lors, monsieur, le soir il se promenait sur la montagne, dans les ruines du château. C'était son seul amusement à ce pauvre homme, il se rappelait là son pays. On dit que c'est tout montagnes en Espagne! Dès les premiers jours de sa détention, il s'attarda. Je fus inquiète en ne le voyant revenir que sur le coup de minuit; mais nous nous habituâmes tous à sa fantaisie; il prit la clef de la porte, et nous ne l'attendîmes plus. Il logeait dans la maison que nous avons dans la rue des Casernes. Pour lors, un de nos valets d'écurie nous dit qu'un soir, en allant faire baigner les chevaux, il croyait avoir vu le Grand d'Espagne nageant au loin dans la rivière comme un vrai poisson. Quand il revint, je lui dis de prendre garde aux herbes; il parut contrarié d'avoir été vu dans l'eau. – Enfin, monsieur, un jour, ou plutôt un matin, nous ne le trouvâmes plus dans sa chambre, il n'était pas revenu. A force de fouiller partout, je vis un écrit dans le tiroir de sa table où il y avait cinquante pièces d'or espagnoles qu'on nomme des portugaises et qui valaient environ cinq mille francs; puis des diamants pour dix mille francs dans une petite boîte cachetée. Son écrit disait donc qu'au cas où il ne reviendrait pas, il nous laissait cet argent et ces diamants, à la charge de fonder des messes pour remercier Dieu de son évasion et pour son salut. Dans ce temps-là, j'avais encore mon homme, qui courut à sa recherche. Et voilà le drôle de l'histoire! il rapporta les habits de l'Espagnol qu'il découvrit sous une grosse pierre, dans une espèce de pilotis sur le bord de la rivière, du côté du château, à peu près en face de la Grande Bretèche. Mon mari était allé là si matin, que personne ne l'avait vu. Il brûla les habits après avoir lu la lettre, et nous avons déclaré, suivant le désir