La Comédie humaine volume VI. Honore de Balzac
sa Rhétorique. Capitaine à dix-neuf ans et décoré, Philippe, après avoir servi d'aide-de-camp à l'Empereur sur deux champs de bataille, flattait énormément l'amour-propre de sa mère; aussi, quoique grossier, tapageur, et en réalité sans autre mérite que celui de la vulgaire bravoure du sabreur, fut-il pour elle l'homme de génie; tandis que Joseph, petit, maigre, souffreteux, au front sauvage, aimant la paix, la tranquillité, rêvant la gloire de l'artiste, ne devait lui donner, selon elle, que des tourments et des inquiétudes. L'hiver de 1814 à 1815 fut favorable à Joseph, qui, secrètement protégé par la Descoings et par Bixiou, élève de Gros, alla travailler dans ce célèbre atelier, d'où sortirent tant de talents différents, et où il se lia très-étroitement avec Schinner. Le 20 mars éclata, le capitaine Bridau, qui rejoignit l'Empereur à Lyon et l'accompagna aux Tuileries, fut nommé chef d'escadron aux Dragons de la Garde. Après la bataille de Waterloo, à laquelle il fut blessé, mais légèrement, et où il gagna la croix d'officier de la Légion-d'Honneur, il se trouva près du maréchal Davoust à Saint-Denis et ne fit point partie de l'armée de la Loire; aussi, par la protection du maréchal Davoust, sa croix d'officier et son grade lui furent-ils maintenus; mais on le mit en demi-solde. Joseph, inquiet de l'avenir, étudia durant cette période avec une ardeur qui plusieurs fois le rendit malade au milieu de cet ouragan d'événements.
– C'est l'odeur de la peinture, disait Agathe à madame Descoings, il devrait bien quitter un état si contraire à sa santé.
Toutes les anxiétés d'Agathe étaient alors pour son fils le lieutenant-colonel; elle le revit en 1816, tombé de neuf mille francs environ d'appointements que recevait un commandant des Dragons de la Garde Impériale à une demi-solde de trois cents francs par mois; elle lui fit arranger la mansarde au-dessus de la cuisine, et y employa quelques économies. Philippe fut un des bonapartistes les plus assidus du café Lemblin, véritable Béotie constitutionnelle; il y prit les habitudes, les manières, le style et la vie des officiers à demi-solde; et, comme eût fait tout jeune homme de vingt et un ans, il les outra, voua sérieusement une haine mortelle aux Bourbons, ne se rallia point, il refusa même les occasions qui se présentèrent d'être employé dans la Ligne avec son grade de lieutenant-colonel. Aux yeux de sa mère, Philippe parut déployer un grand caractère.
– Le père n'eût pas mieux fait, disait-elle.
La demi-solde suffisait à Philippe, il ne coûtait rien à la maison, tandis que Joseph était entièrement à la charge des deux veuves. Dès ce moment, la prédilection d'Agathe pour Philippe se trahit. Jusque-là cette préférence fut un secret; mais la persécution exercée sur un fidèle soldat de l'Empereur, le souvenir de la blessure reçue par ce fils chéri, son courage dans l'adversité, qui, bien que volontaire, était pour elle une noble adversité, firent éclater la tendresse d'Agathe. Ce mot: – Il est malheureux! justifiait tout. Joseph, dont le caractère avait cette simplesse qui surabonde au début de la vie dans l'âme des artistes, élevé d'ailleurs dans une certaine admiration de son grand frère, loin de se choquer de la préférence de sa mère, la justifiait en partageant ce culte pour un brave qui avait porté les ordres de Napoléon dans deux batailles, pour un blessé de Waterloo. Comment mettre en doute la supériorité de ce grand frère qu'il avait vu dans le bel uniforme vert et or des Dragons de la Garde, commandant son escadron au Champ-de-Mai! Malgré sa préférence, Agathe se montra d'ailleurs excellente mère: elle aimait Joseph, mais sans aveuglement; elle ne le comprenait pas, voilà tout. Joseph adorait sa mère, tandis que Philippe se laissait adorer par elle. Cependant le dragon adoucissait pour elle sa brutalité soldatesque; mais il ne dissimulait guère son mépris pour Joseph, tout en l'exprimant d'une manière amicale. En voyant ce frère dominé par sa puissante tête et maigri par un travail opiniâtre, tout chétif et malingre à dix-sept ans, il l'appelait: – Moutard! Ses manières toujours protectrices eussent été blessantes sans l'insouciance de l'artiste qui croyait d'ailleurs à la bonté cachée chez les soldats sous leur air brutal. Joseph ne savait pas encore, le pauvre enfant, que les militaires d'un vrai talent sont doux et polis comme les autres gens supérieurs. Le génie est en toute chose semblable à lui-même.
– Pauvre garçon! disait Philippe à sa mère, il ne faut pas le tracasser, laissez-le s'amuser.
Ce dédain, aux yeux de la mère, semblait une preuve de tendresse fraternelle.
– Philippe aimera toujours son frère et le protégera, pensait-elle.
En 1816, Joseph obtint de sa mère la permission de convertir en atelier le grenier contigu à sa mansarde, et la Descoings lui donna quelque argent pour avoir les choses indispensables au métier de peintre; car, dans le ménage des deux veuves, la peinture n'était qu'un métier. Avec l'esprit et l'ardeur qui accompagnent la vocation, Joseph disposa tout lui-même dans son pauvre atelier. Le propriétaire, sollicité par madame Descoings, fit ouvrir le toit, et y plaça un châssis. Ce grenier devint une vaste salle peinte par Joseph en couleur chocolat; il accrocha sur les murs quelques esquisses; Agathe y mit, non sans regret, un petit poêle en fonte, et Joseph put travailler chez lui, sans négliger néanmoins l'atelier de Gros ni celui de Schinner. Le parti constitutionnel, soutenu surtout par les officiers en demi-solde et par le parti bonapartiste, fit alors des émeutes autour de la Chambre au nom de la Charte, de laquelle personne ne voulait, et ourdit plusieurs conspirations. Philippe, qui s'y fourra, fut arrêté, puis relâché faute de preuves; mais le Ministre de la Guerre lui supprima sa demi-solde en le mettant dans un cadre qu'on pourrait appeler de discipline. La France n'était plus tenable, Philippe finirait par donner dans quelque piége tendu par les agents provocateurs. On parlait beaucoup alors des agents provocateurs. Pendant que Philippe jouait au billard dans les cafés suspects, y perdait son temps, et s'y habituait à humer des petits verres de différentes liqueurs, Agathe était dans des transes mortelles sur le grand homme de la famille. Les trois sages de la Grèce s'étaient trop habitués à faire le même chemin tous les soirs, à monter l'escalier des deux veuves, à les trouver les attendant et prêtes à leur demander leurs impressions du jour pour jamais les quitter, ils venaient toujours faire leur partie dans ce petit salon vert. Le Ministère de l'Intérieur, livré aux épurations de 1816, avait conservé Claparon, un de ces trembleurs qui donnent à mi-voix les nouvelles du Moniteur en ajoutant: Ne me compromettez pas! Desroches, mis à la retraite quelque temps après le vieux du Bruel, disputait encore sa pension. Ces trois amis, témoins du désespoir d'Agathe, lui donnèrent le conseil de faire voyager le colonel.
– On parle de conspirations, et votre fils, du caractère dont il est, sera victime de quelque affaire, car il y a toujours des traîtres.
– Que diable! il est du bois dont son Empereur faisait les maréchaux, dit Bruel à voix basse en regardant autour de lui, et il ne doit pas abandonner son état. Qu'il aille servir dans l'Orient, aux Indes…
– Et sa santé? dit Agathe.
– Pourquoi ne prend-il pas une place? dit le vieux Desroches, il se forme tant d'administrations particulières! Moi, je vais entrer chef de bureau dans une Compagnie d'Assurances, dès que ma pension de retraite sera réglée.
– Philippe est un soldat, il n'aime que la guerre, dit la belliqueuse Agathe.
– Il devrait alors être sage et demander à servir…
– Ceux-ci? s'écria la veuve. Oh! ce n'est pas moi qui le lui conseillerai jamais.
– Vous avez tort, reprit du Bruel. Mon fils vient d'être placé par le duc de Navarreins. Les Bourbons sont excellents pour ceux qui se rallient sincèrement. Votre fils serait nommé lieutenant-colonel à quelque régiment.
– On ne veut que des nobles dans la cavalerie, et il ne sera jamais colonel, s'écria la Descoings.
Agathe effrayée supplia Philippe de passer à l'étranger et de s'y mettre au service d'une puissance quelconque qui accueillerait toujours avec faveur un officier d'ordonnance de l'Empereur.
– Servir les étrangers?.. s'écria Philippe avec horreur.
Agathe embrassa son fils avec effusion en disant: – C'est tout son père.
– Il a raison, dit Joseph, le Français est trop fier de sa Colonne pour aller s'encolonner ailleurs. Napoléon reviendra d'ailleurs peut-être