La Comédie humaine volume VI. Honore de Balzac
tous les tons sans s'en apercevoir. Lui refuserais-je de l'argent?
– Mais c'est dépouiller un enfant, s'écria la Descoings dont le visage exprima la plus profonde horreur.
– Non, reprit Joseph, il le peut, il est mon frère, ma bourse est la sienne; mais il devrait m'avertir.
– Mets ce matin une somme fixe en monnaie et n'y touche pas, lui dit la Descoings, je saurai qui vient à ton atelier; et, s'il n'y a que lui qui y soit entré, tu auras une certitude.
Le lendemain même, Joseph eut ainsi la preuve des emprunts forcés que lui faisait son frère. Philippe entrait dans l'atelier quand Joseph n'y était pas, et y prenait les petites sommes qui lui manquaient. L'artiste trembla pour son petit trésor.
– Attends! attends! je vais te pincer, mon gaillard, dit-il à la Descoings en riant.
– Et tu feras bien; nous devons le corriger, car je ne suis pas non plus sans trouver quelquefois du déficit dans ma bourse. Mais le pauvre garçon, il lui faut du tabac, il en a l'habitude.
– Pauvre garçon, pauvre garçon, reprit l'artiste, je suis un peu de l'avis de Fulgence et de Bixiou: Philippe nous tire constamment aux jambes; tantôt il se fourre dans les émeutes et il faut l'envoyer en Amérique, il coûte alors douze mille francs à notre mère; il ne sait rien trouver dans les forêts du Nouveau-Monde, et son retour coûte autant que son départ. Sous prétexte d'avoir répété deux mots de Napoléon à un général, Philippe se croit un grand militaire et obligé de faire la grimace aux Bourbons; en attendant, il s'amuse, il voyage, il voit du pays; moi, je ne donne pas dans la colle de ses malheurs, il n'a pas la mine d'un homme à ne pas être au mieux partout! On trouve à mon gaillard une excellente place, il mène une vie de Sardanapale avec une fille d'Opéra, mange la grenouille d'un journal, et coûte encore douze mille francs à notre mère. Certes, pour ce qui me regarde, je m'en bats l'œil; mais Philippe mettra la pauvre femme sur la paille. Il me regarde comme rien du tout, parce que je n'ai pas été dans les Dragons de la Garde! Et c'est peut-être moi qui ferai vivre cette bonne chère mère dans ses vieux jours, tandis que, s'il continue, ce soudard finira je ne sais comment. Bixiou me disait: – C'est un fameux farceur, ton frère! Eh! bien, votre petit-fils a raison: Philippe inventera quelque frasque où l'honneur de la famille sera compromis, et il faudra trouver encore des dix ou douze mille francs! Il joue tous les soirs, il laisse tomber sur l'escalier, quand il rentre soûl comme un templier, des cartes piquées qui lui ont servi à marquer les tours de la Rouge et de la Noire. Le père Desroches se remue pour faire rentrer Philippe dans l'armée, et moi je crois qu'il serait, ma parole d'honneur! au désespoir de reservir. Auriez-vous cru qu'un garçon qui a de si beaux yeux bleus, si limpides, et un air de chevalier Bayard, tournerait au Sacripan?
Malgré la sagesse et le sang-froid avec lesquels Philippe jouait ses masses le soir, il éprouvait de temps en temps ce que les joueurs appellent des lessives. Poussé par l'irrésistible désir d'avoir l'enjeu de sa soirée, dix francs, il faisait alors main-basse dans le ménage sur l'argent de son frère, sur celui que la Descoings laissait traîner, ou sur celui d'Agathe. Une fois déjà la pauvre veuve avait eu, dans son premier sommeil, une épouvantable vision: Philippe était entré dans sa chambre, il y avait pris dans les poches de sa robe tout l'argent qui s'y trouvait. Agathe avait feint de dormir, mais elle avait alors passé le reste de la nuit à pleurer. Elle y voyait clair. Une faute n'est pas le vice, avait dit la Descoings; mais, après de constantes récidives, le vice fut visible. Agathe n'en pouvait plus douter, son fils le plus aimé n'avait ni délicatesse ni honneur. Le lendemain de cette affreuse vision, après le déjeuner, avant que Philippe ne partît, elle l'avait attiré dans sa chambre pour le prier, avec le ton de la supplication, de lui demander l'argent qui lui serait nécessaire. Les demandes se renouvelèrent alors si souvent que, depuis quinze jours, Agathe avait épuisé toutes ses économies. Elle se trouvait sans un liard, elle pensait à travailler; elle avait pendant plusieurs soirées discuté avec la Descoings les moyens de gagner de l'argent par son travail. Déjà la pauvre mère était aller demander de la tapisserie à remplir au Père de famille, ouvrage qui donne environ vingt sous par jour. Malgré la profonde discrétion de sa nièce, la Descoings avait bien deviné le motif de cette envie de gagner de l'argent par un travail de femme. Les changements de la physionomie d'Agathe étaient d'ailleurs assez éloquents: son frais visage se desséchait, la peau se collait aux tempes, aux pommettes, et le front se ridait; les yeux perdaient de leur limpidité; évidemment quelque feu intérieur la consumait, elle pleurait pendant la nuit; mais ce qui causait le plus de ravages était la nécessité de taire ses douleurs, ses souffrances, ses appréhensions. Elle ne s'endormait jamais avant que Philippe ne fût rentré, elle l'attendait dans la rue, elle avait étudié les variations de sa voix, de sa démarche, le langage de sa canne traînée sur le pavé. Elle n'ignorait rien; elle savait à quel degré d'ivresse Philippe était arrivé, elle tremblait en l'entendant trébucher dans les escaliers; elle y avait une nuit ramassé des pièces d'or à l'endroit où il s'était laissé tomber; quand il avait bu et gagné, sa voix était enrouée, sa canne traînait; mais quand il avait perdu, son pas avait quelque chose de sec, de net, de furieux; il chantonnait d'une voix claire et tenait sa canne en l'air, au port d'armes; au déjeuner, quand il avait gagné, sa contenance était gaie et presque affectueuse; il badinait avec grossièreté, mais il badinait avec la Descoings, avec Joseph et avec sa mère; sombre, au contraire, quand il avait perdu, sa parole brève et saccadée, son regard dur, sa tristesse effrayaient. Cette vie de débauche et l'habitude des liqueurs changeaient de jour en jour cette physionomie jadis si belle. Les veines du visage étaient injectées de sang, les traits grossissaient, les yeux perdaient leurs cils et se desséchaient. Enfin, peu soigneux de sa personne, Philippe exhalait les miasmes de l'estaminet, une odeur de bottes boueuses qui, pour un étranger, eût semblé le sceau de la crapule.
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