La Comédie humaine volume VI. Honore de Balzac
Joseph, et sans inquiétude sur son compte, n'existait que par Philippe, qui seul lui donnait les alternatives de craintes soulevées, de terreurs apaisées qui sont un peu la vie des sentiments, et tout aussi nécessaires à la maternité qu'à l'amour. Desroches qui venait environ une fois par semaine voir la veuve de son ancien chef et ami, lui donnait des espérances: le duc de Maufrigneuse avait demandé Philippe dans son régiment, le Ministre de la Guerre se faisait faire un rapport; et, comme le nom de Bridau ne se trouvait sur aucune liste de police, sur aucun dossier de palais, dans les premiers mois de l'année prochaine Philippe recevrait sa lettre de service et de réintégration. Pour réussir, Desroches avait mis toutes ses connaissances en mouvement, ses informations à la préfecture de police lui apprirent alors que Philippe allait tous les soirs au jeu, et il jugea nécessaire de confier ce secret à la Descoings seulement, en l'engageant à surveiller le futur lieutenant-colonel, car un éclat pouvait tout perdre; pour le moment, le Ministre de la Guerre n'irait pas rechercher si Philippe était joueur. Or, une fois sous les drapeaux, le lieutenant-colonel abandonnerait une passion née de son désœuvrement. Agathe, qui le soir n'avait plus personne, lisait ses prières au coin de son feu pendant que la Descoings se tirait les cartes, s'expliquait ses rêves et appliquait les règles de la cabale à ses mises. Cette joueuse obstinée ne manquait jamais un tirage: elle poursuivait son terne, qui n'était pas encore sorti. Ce terne allait avoir vingt et un ans, il atteignait à sa majorité. La vieille actionnaire fondait beaucoup d'espoir sur cette puérile circonstance. L'un des numéros était resté au fond de toutes les roues depuis la création de la loterie; aussi la Descoings chargeait-elle énormément ce numéro et toutes les combinaisons de ces trois chiffres. Le dernier matelas de son lit servait de dépôt aux économies de la pauvre vieille; elle le décousait, y mettait la pièce d'or conquise sur ses besoins, bien enveloppée de laine, et le recousait après. Elle voulait, au dernier tirage de Paris, risquer toutes ses économies sur les combinaisons de son terne chéri. Cette passion, si universellement condamnée, n'a jamais été étudiée. Personne n'y a vu l'opium de la misère. La loterie, la plus puissante fée du monde, ne développait-elle pas des espérances magiques? Le coup de roulette qui faisait voir aux joueurs des masses d'or et de jouissances ne durait que ce que dure un éclair; tandis que la loterie donnait cinq jours d'existence à ce magnifique éclair. Quelle est aujourd'hui la puissance sociale qui peut, pour quarante sous, vous rendre heureux pendant cinq jours et vous livrer idéalement tous les bonheurs de la civilisation? Le tabac, impôt mille fois plus immoral que le jeu, détruit le corps, attaque l'intelligence, il hébète une nation; tandis que la loterie ne causait pas le moindre malheur de ce genre. Cette passion était d'ailleurs forcée de se régler et par la distance qui séparait les tirages, et par la roue que chaque joueur affectionnait. La Descoings ne mettait que sur la roue de Paris. Dans l'espoir de voir triompher ce terne nourri depuis vingt ans, elle s'était soumise à d'énormes privations pour pouvoir faire en toute liberté sa mise du dernier tirage de l'année. Quand elle avait des rêves cabalistiques, car tous les rêves ne correspondaient point aux nombres de la loterie, elle allait les raconter à Joseph, car il était le seul être qui l'écoutât, non-seulement sans la gronder, mais en lui disant de ces douces paroles par lesquelles les artistes consolent les folies de l'esprit. Tous les grands talents respectent et comprennent les passions vraies, ils se les expliquent et en retrouvent les racines dans le cœur ou dans la tête. Selon Joseph, son frère aimait le tabac et les liqueurs, sa vieille maman Descoings aimait les ternes, sa mère aimait Dieu, Desroches fils aimait les procès, Desroches père aimait la pêche à la ligne, tout le monde, disait-il, aimait quelque chose. Il aimait, lui, le beau idéal en tout; il aimait la poésie de Byron, la peinture de Géricault, la musique de Rossini, les romans de Walter Scott.
– Chacun son goût, maman, s'écria-t-il. Seulement votre terne lanterne beaucoup.
– Il sortira, tu seras riche, et mon petit Bixiou aussi!
– Donnez tout à votre petit-fils, s'écriait Joseph. Au surplus, faites comme vous voudrez!
– Hé! s'il sort, j'en aurais assez pour tout le monde. Toi, d'abord, tu auras un bel atelier, tu ne te priveras pas d'aller aux Italiens pour payer tes modèles et ton marchand de couleurs. Sais-tu, mon enfant, lui dit-elle, que tu ne me fais pas jouer un beau rôle dans ce tableau-là?
Par économie, Joseph avait fait poser la Descoings dans son magnifique tableau d'une jeune courtisane amenée par une vieille femme chez un sénateur vénitien. Ce tableau, un des chefs-d'œuvre de la peinture moderne, pris par Gros lui-même pour un Titien, prépara merveilleusement les jeunes artistes à reconnaître et à proclamer la supériorité de Joseph au salon de 1823.
– Ceux qui vous connaissent savent bien qui vous êtes, lui répondit-il gaiement, et pourquoi vous inquiéteriez-vous de ceux qui ne vous connaissent pas?
Depuis une dizaine d'années, la Descoings avait pris les tons mûrs d'une pomme de reinette à Pâques. Ses rides s'étaient formées dans la plénitude de sa chair, devenue froide et douillette. Ses yeux, pleins de vie, semblaient animés par une pensée encore jeune et vivace qui pouvait d'autant mieux passer pour une pensée de cupidité qu'il y a toujours quelque chose de cupide chez le joueur. Son visage grassouillet offrait les traces d'une dissimulation profonde et d'une arrière-pensée enterrée au fond du cœur. Sa passion exigeait le secret. Elle avait dans le mouvement des lèvres quelques indices de gourmandise. Aussi, quoique ce fût la probe et excellente femme que vous connaissez, l'œil pouvait-il s'y tromper. Elle présentait donc un admirable modèle de la vieille femme que Bridau voulait peindre. Coralie, jeune actrice d'une beauté sublime, morte à la fleur de l'âge, la maîtresse d'un jeune poète, un ami de Bridau, Lucien de Rubempré, lui avait donné l'idée de ce tableau. On accusa cette belle toile d'être un pastiche, quoiqu'elle fût une splendide mise en scène de trois portraits. Michel Chrestien, un des jeunes gens du Cénacle, avait prêté pour le sénateur sa tête républicaine, sur laquelle Joseph jeta quelques tons de maturité, de même qu'il força l'expression du visage de la Descoings. Ce grand tableau qui devait faire tant de bruit, et qui suscita tant de haines, tant de jalousies et d'admiration à Joseph, était ébauché; mais contraint d'en interrompre l'exécution pour faire des travaux de commande afin de vivre, il copiait les tableaux des vieux maîtres en se pénétrant de leurs procédés; aussi sa brosse est-elle une des plus savantes. Son bon sens d'artiste lui avait suggéré l'idée de cacher à la Descoings et à sa mère les gains qu'il commençait à récolter, en leur voyant à l'une et à l'autre une cause de ruine dans Philippe et dans la loterie. L'espèce de sang-froid déployé par le soldat dans sa catastrophe, le calcul caché sous le prétendu suicide et que Joseph découvrit, le souvenir des fautes commises dans une carrière qu'il n'aurait pas dû abandonner, enfin les moindres détails de la conduite de son frère, avaient fini par dessiller les yeux de Joseph. Cette perspicacité manque rarement aux peintres: occupés pendant des journées entières, dans le silence de leurs ateliers, à des travaux qui laissent jusqu'à un certain point la pensée libre, ils ressemblent un peu aux femmes; leur esprit peut tourner autour des petits faits de la vie et en pénétrer le sens caché. Joseph avait acheté un de ces bahuts magnifiques, alors ignorés de la mode, pour en décorer un coin de son atelier où se portait la lumière qui papillotait dans les bas-reliefs, en donnant tout son lustre à ce chef-d'œuvre des artisans du seizième siècle. Il y reconnut l'existence d'une cachette, et y accumulait un pécule de prévoyance. Avec la confiance naturelle aux vrais artistes, il mettait habituellement l'argent qu'il s'accordait pour sa dépense du mois dans une tête de mort placée sur une des cases du bahut. Depuis le retour de son frère au logis, il trouvait un désaccord constant entre le chiffre de ses dépenses et celui de cette somme. Les cent francs du mois disparaissaient avec une incroyable vitesse. En ne trouvant rien, après n'avoir dépensé que quarante à cinquante francs, il se dit une première fois: Il paraît que mon argent a pris la poste! Une seconde fois, il fit attention à ses dépenses; mais il eut beau compter, comme Robert-Macaire, seize et cinq font vingt-trois, il ne s'y retrouva point. En s'apercevant, pour la troisième fois, d'une plus forte erreur, il communiqua ce sujet de peine à la vieille Descoings, par laquelle il se sentait aimé de cet amour maternel, tendre, confiant, crédule, enthousiaste qui manquait à sa mère, quelque bonne qu'elle fût, et tout aussi nécessaire aux commencements de l'artiste que les soins de la poule à ses petits jusqu'à ce qu'ils aient des plumes. A