La Comédie humaine - Volume VII. Honore de Balzac

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cruelle par un temps où la religion n'est plus considérée que comme un moyen par ceux-ci, comme une poésie par ceux-là. La dévotion cause une ophthalmie morale. Par une grâce providentielle, elle ôte aux âmes en route pour l'éternité la vue de beaucoup de petites choses terrestres. En un mot, les dévotes sont stupides sur beaucoup de points. Cette stupidité prouve d'ailleurs avec quelle force elles reportent leur esprit vers les sphères célestes; quoique le voltairien monsieur de Valois prétendît qu'il est extrêmement difficile de décider si ce sont les personnes stupides qui deviennent dévotes, ou si la dévotion a pour effet de rendre stupides les filles d'esprit. Songez-y bien, la vertu catholique la plus pure, avec ses amoureuses acceptations de tout calice, avec sa pieuse soumission aux ordres de Dieu, avec sa croyance à l'empreinte du doigt divin sur toutes les glaises de la vie, est la mystérieuse lumière qui se glissera dans les derniers replis de cette histoire pour leur donner tout leur relief, et qui certes les agrandira aux yeux de ceux qui ont encore la Foi. Puis, s'il y a bêtise, pourquoi ne s'occuperait-on pas des malheurs de la bêtise, comme on s'occupe des malheurs du génie? l'une est un élément social infiniment plus abondant que l'autre. Donc mademoiselle Cormon péchait aux yeux du monde par la divine ignorance des vierges. Elle n'était point observatrice, et sa conduite avec ses prétendus le prouvait assez. En ce moment même, une jeune fille de seize ans, qui n'aurait pas encore ouvert un seul roman, aurait lu cent chapitres d'amour dans les regards d'Athanase; tandis que mademoiselle Cormon n'y voyait rien, elle ne reconnaissait pas dans les tremblements de sa parole la force d'un sentiment qui n'osait se produire. Honteuse elle-même, elle ne devinait pas la honte d'autrui. Capable d'inventer les raffinements de grandeur sentimentale qui l'avaient primitivement perdue, elle ne les reconnaissait pas chez Athanase. Ce phénomène moral ne paraîtra pas extraordinaire aux gens qui savent que les qualités du cœur sont aussi indépendantes de celles de l'esprit que les facultés du génie le sont des noblesses de l'âme. Les hommes complets sont si rares que Socrate, l'une des plus belles perles de l'Humanité, convenait, avec un phrénologue de son temps, qu'il était né pour faire un fort mauvais drôle. Un grand général peut sauver son pays à Zurich et s'entendre avec des fournisseurs. Un banquier de probité douteuse peut se trouver homme d'État. Un grand musicien peut concevoir des chants sublimes et faire un faux. Une femme de sentiment peut être une grande sotte. Enfin, une dévote peut avoir une âme sublime, et ne pas reconnaître les sons que rend une belle âme à ses côtés. Les caprices produits par les infirmités physiques se rencontrent également dans l'ordre moral. Cette bonne créature, qui se désolait de ne faire ses confitures que pour elle et pour son vieil oncle, était devenue presque ridicule. Ceux qui se sentaient pris de sympathie pour elle à cause de ses qualités, et quelques-uns à cause de ses défauts, se moquaient de ses mariages manqués. Dans plus d'une conversation on se demandait ce que deviendraient de si beaux biens, et les économies de mademoiselle Cormon, et la succession de son oncle. Depuis longtemps elle était soupçonnée d'être au fond, malgré les apparences, une fille originale. En province il n'est pas permis d'être original: c'est avoir des idées incomprises par les autres, et l'on y veut l'égalité de l'esprit aussi bien que l'égalité des mœurs. Le mariage de mademoiselle Cormon était devenu dès 1804 quelque chose de si problématique que se marier comme mademoiselle Cormon fut dans Alençon une phrase proverbiale qui équivalait à la plus railleuse des négations. Il faut que l'esprit moqueur soit un des plus impérieux besoins de la France pour que cette excellente personne excitât quelques railleries dans Alençon. Non-seulement elle recevait toute la ville, elle était charitable, pieuse et incapable de dire une méchanceté; mais encore elle concordait à l'esprit général et aux mœurs des habitants qui l'aimaient comme le plus pur symbole de leur vie; car elle s'était encroûtée dans les habitudes de la province, elle n'en était jamais sortie, elle en avait les préjugés, elle en épousait les intérêts, elle l'adorait. Malgré ses dix-huit mille livres de rente en fonds de terre, fortune considérable en province, elle restait à l'unisson des maisons moins riches. Quand elle se rendait à sa terre du Prébaudet, elle y allait dans une vieille carriole d'osier, suspendue sur deux soupentes en cuir blanc, attelée d'une grosse jument poussive, et que fermaient à peine deux rideaux de cuir rougi par le temps. Cette carriole, connue de toute la ville, était soignée par Jacquelin autant que le plus beau coupé de Paris: mademoiselle y tenait, elle s'en servait depuis douze ans, elle faisait observer ce fait avec la joie triomphante de l'avarice heureuse. La plupart des habitants savaient gré à mademoiselle Cormon de ne pas les humilier par le luxe qu'elle aurait pu afficher; il est même à croire que, si elle avait fait venir de Paris une calèche, on en aurait plus glosé que de ses mariages manqués. La plus brillante voiture d'ailleurs l'aurait conduite au Prébaudet tout comme la vieille carriole. Or, la province, qui voit toujours la fin, s'inquiète assez peu de la beauté des moyens, pourvu qu'ils soient efficients.

      Pour achever la peinture des mœurs intimes de cette maison, il est nécessaire de grouper, autour de mademoiselle Cormon et de l'abbé de Sponde, Jacquelin, Josette et Mariette la cuisinière qui s'employaient au bonheur de l'oncle et de la nièce. Jacquelin, homme de quarante ans, gros et court, rougeot, brun, à figure de matelot breton, était au service de la maison depuis vingt-deux ans. Il servait à table, il pansait la jument, il jardinait, il cirait les souliers de l'abbé, faisait les commissions, sciait le bois, conduisait la carriole, allait chercher l'avoine, la paille et le foin au Prébaudet; il restait à l'antichambre le soir, endormi comme un loir. Il aimait, dit-on, Josette, fille de trente-six ans, que mademoiselle Cormon aurait renvoyée si elle se fût mariée. Aussi ces deux pauvres gens amassaient-ils leurs gages et s'aimaient-ils en silence, attendant et désirant le mariage de mademoiselle, comme les Juifs attendent le Messie. Josette, née entre Alençon et Mortagne, était petite et grasse; sa figure, qui ressemblait à un abricot crotté, ne manquait ni de physionomie ni d'esprit; elle passait pour gouverner sa maîtresse. Josette et Jacquelin, sûrs d'un dénoûment, cachaient une satisfaction qui faisait présumer que ces deux amants s'escomptaient l'avenir. Mariette, la cuisinière, également depuis quinze ans dans la maison, savait accommoder tous les plats en honneur dans le pays.

      Peut-être faudrait-il compter pour beaucoup la grosse vieille jument normande bai-brun qui traînait mademoiselle Cormon à sa campagne du Prébaudet, car les cinq habitants de cette maison portaient à cette bête une affection maniaque. Elle s'appelait Pénélope, et servait depuis dix-huit ans; elle était si bien soignée, servie avec tant de régularité que Jacquelin et mademoiselle espéraient en tirer parti pendant plus de dix ans encore. Cette bête était un perpétuel sujet de conversation et d'occupation: il semblait que la pauvre mademoiselle Cormon, n'ayant point d'enfant à qui sa maternité rentrée pût se prendre, la reportât sur ce bienheureux animal. Pénélope avait empêché mademoiselle d'avoir des serins, des chats, des chiens, famille fictive que se donnent presque tous les êtres solitaires au milieu de la société.

      Ces quatre fidèles serviteurs, car l'intelligence de Pénélope s'était élevée jusqu'à celle de ces bons domestiques, tandis qu'ils s'étaient abaissés jusqu'à la régularité muette et soumise de la bête, allaient et venaient chaque jour dans les mêmes occupations avec l'infaillibilité de la mécanique. Mais, comme ils le disaient dans leur langage, ils avaient mangé leur pain blanc en premier. Mademoiselle Cormon, comme toutes les personnes nerveusement agitées par une pensée fixe, devenait difficile, tracassière, moins par caractère que par le besoin d'employer son activité. Ne pouvant s'occuper d'un mari, d'enfants et des soins qu'ils exigent, elle s'attaquait à des minuties. Elle parlait pendant des heures entières sur des riens, sur une douzaine de serviettes numérotées Z qu'elle trouvait mises avant l'O.

      — A quoi pense donc Josette! s'écriait-elle. Josette ne prend donc garde à rien?

      Mademoiselle demandait pendant huit jours si Pénélope avait eu son avoine à deux heures, parce qu'une seule fois Jacquelin s'était attardé. Sa petite imagination travaillait sur des bagatelles. Une couche de poussière oubliée par le plumeau, des tranches de pain mal grillées par Mariette, le retard apporté par Jacquelin à venir fermer les fenêtres sur lesquelles donnait le soleil dont les rayons mangeaient les couleurs du meuble, toutes ces grandes petites choses engendraient de graves querelles où mademoiselle s'emportait. Tout changeait donc, s'écriait-elle, elle ne reconnaissait plus ses serviteurs d'autrefois; ils se gâtaient, elle était trop bonne. Un jour Josette lui donna la Journée


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