La Comédie humaine - Volume VII. Honore de Balzac

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reprit le chevalier en essayant de ramener la pensée de la vieille fille sur le terrain où il espérait lui voir prendre Athanase en horreur. Les mœurs de ces lycées impériaux étaient vraiment horribles.

      — Oh! oui, dit l'ingénue mademoiselle Cormon. Ne les menait-on pas promener avec les tambours en tête? Leurs maîtres n'avaient pas autant de religion qu'en ont les païens. Et on mettait ces pauvres enfants en uniforme, absolument comme les troupes. Quelles idées!

      — Voilà quels en sont les produits, dit le chevalier en montrant Athanase. De mon temps, un jeune homme aurait-il jamais eu honte de regarder une jolie femme: et il baisse les yeux quand il vous voit! Ce jeune homme m'effraie parce qu'il m'intéresse. Dites-lui de ne pas intriguer avec les bonapartistes comme il fait pour cette salle de spectacle; quand ces petits jeunes gens ne la demanderont pas insurrectionnellement, car ce mot est pour moi le synonyme de constitutionnellement, l'autorité la construira. Puis, dites à sa mère de veiller sur lui.

      — Oh! elle l'empêchera de voir ces gens en demi-solde et la mauvaise société, j'en suis sûre. Je vais lui parler, dit mademoiselle Cormon, car il pourrait perdre sa place à la Mairie. Et de quoi lui et sa mère vivraient-ils?.. Cela fait frémir.

      Comme monsieur de Talleyrand le disait de sa femme, le chevalier se dit en lui-même, en regardant mademoiselle Cormon: — Qu'on m'en trouve une plus bête? Foi de gentilhomme! la vertu qui ôte l'intelligence n'est-elle pas un vice? Mais quelle adorable femme pour un homme de mon âge! Quels principes! quelle ignorance!

      Comprenez bien que ce monologue adressé à la princesse Goritza se fit en préparant une prise de tabac.

      Madame Granson avait deviné que le chevalier parlait d'Athanase. Empressée de connaître le résultat de cette conversation, elle suivit mademoiselle Cormon qui marchait vers le jeune homme en mettant six pieds de dignité en avant d'elle. Mais en ce moment Jacquelin vint annoncer que mademoiselle était servie. La vieille fille fit par un regard un appel au chevalier. Le galant Conservateur des hypothèques, qui commençait à voir dans les manières du gentilhomme la barrière que vers ce temps les nobles de province exhaussaient entre eux et la bourgeoisie, fut ravi de primer le chevalier; il était près de mademoiselle Cormon, il arrondit son bras en le lui présentant, elle fut forcée de l'accepter. Le chevalier se précipita, par politique, sur madame Granson.

      — Mademoiselle Cormon, lui dit-il en marchant avec lenteur après tous les convives, ma chère dame, porte le plus vif intérêt à votre cher Athanase, mais cet intérêt s'évanouit par la faute de votre fils: il est irréligieux et libéral, il s'agite pour ce théâtre, il fréquente les bonapartistes, il s'intéresse au curé constitutionnel. Cette conduite peut lui faire perdre sa place à la Mairie. Vous savez avec quel soin le gouvernement du roi s'épure! Où votre cher Athanase, une fois destitué, trouvera-t-il de l'emploi? Qu'il ne se fasse pas mal voir de l'Administration.

      — Monsieur le chevalier, dit la pauvre mère effrayée, combien ne vous dois-je pas de reconnaissance! Vous avez raison, mon fils est la dupe d'une mauvaise clique, et je vais l'éclairer.

      Le chevalier avait par un seul regard pénétré depuis long-temps la nature d'Athanase, il avait reconnu chez lui l'élément peu malléable des convictions républicaines auxquelles à cet âge un jeune homme sacrifie tout, épris par ce mot de liberté si mal défini, si peu compris, mais qui, pour les gens dédaignés, est un drapeau de révolte; et, pour eux, la révolte est la vengeance. Athanase devait persister dans sa foi, car ses opinions étaient tissues avec ses douleurs d'artiste, avec ses amères contemplations de l'État Social. Il ignorait qu'à trente-six ans, à l'époque où l'homme a jugé les hommes, les rapports et les intérêts sociaux, les opinions pour lesquels il a d'abord sacrifié son avenir doivent se modifier chez lui, comme chez tous les hommes vraiment supérieurs. Rester fidèle au Côté Gauche d'Alençon, c'était gagner l'aversion de mademoiselle Cormon. Là, le chevalier voyait juste. Ainsi cette société, si paisible en apparence, était intestinement aussi agitée que peuvent l'être les cercles diplomatiques où la ruse, l'habileté, les passions, les intérêts se groupent autour des plus graves questions d'empire à empire.

      Les convives bordaient enfin cette table chargée du premier service, et chacun mangeait comme on mange en province, sans honte d'avoir un bon appétit, et non comme à Paris où il semble que les mâchoires se meuvent par des lois somptuaires qui prennent à tâche de démentir les lois de l'anatomie. A Paris, on mange du bout des dents, on escamote son plaisir; tandis qu'en province les choses se passent naturellement, et l'existence s'y concentre peut-être un peu trop sur ce grand et universel moyen d'existence auquel Dieu a condamné ses créatures.

      Ce fut à la fin du premier service que mademoiselle Cormon fit la plus célèbre de ses rentrées, car on en parla pendant plus de deux ans, et la chose se conte encore dans les réunions de la petite bourgeoisie d'Alençon quand il est question de son mariage. La conversation devenue très-verbeuse et animée au moment où l'on attaqua la pénultième entrée, s'était naturellement prise à l'affaire du théâtre et à celle du curé assermenté. Dans la première ferveur où le royalisme se trouvait en 1816, ceux que, plus tard, on appela les Jésuites du pays, voulaient expulser l'abbé François de sa cure. Du Bousquier, soupçonné par monsieur de Valois d'être le soutien de ce prêtre, le promoteur de ces intrigues, et sur le dos duquel le gentilhomme les aurait d'ailleurs mises avec son adresse habituelle, était sur la sellette sans avocat pour le défendre. Athanase, le seul convive assez franc pour soutenir du Bousquier, ne se trouvait pas posé pour émettre ses idées devant ces potentats d'Alençon qu'il trouvait d'ailleurs stupides. Il n'y a plus que les jeunes gens de province qui gardent une contenance respectueuse devant les gens d'un certain âge, et n'osent ni les fronder, ni les trop fortement contredire. La conversation, atténuée par l'effet de délicieux canards aux olives, tomba soudain à plat. Mademoiselle Cormon, jalouse de lutter contre ses propres canards, voulut défendre du Bousquier, que l'on représentait comme un pernicieux artisan d'intrigues, capable de faire battre des montagnes.

      — Moi, dit-elle, je croyais que monsieur du Bousquier ne s'occupait que d'enfantillages.

      Dans les circonstances présentes, ce mot eut un prodigieux succès. Mademoiselle Cormon obtint un beau triomphe: elle fit choir la princesse Goritza le nez contre la table. Le chevalier, qui ne s'attendait point à un à-propos chez sa Dulcinée, fut si émerveillé, qu'il ne trouva pas tout d'abord de mot assez élogieux; il applaudit sans bruit, comme on applaudit aux Italiens, en simulant du bout des doigts un applaudissement.

      — Elle est adorablement spirituelle, dit-il à madame Granson. J'ai toujours prétendu qu'un jour elle démasquerait son artillerie.

      — Mais dans l'intimité elle est charmante, répondit la veuve.

      — Dans l'intimité, madame, toutes les femmes ont de l'esprit, reprit le chevalier.

      Ce rire homérique une fois apaisé, mademoiselle Cormon demanda la raison de son succès. Alors commença le forte du cancan. Du Bousquier fut traduit sous les traits d'un père Gigogne célibataire, d'un monstre qui, depuis quinze ans, entretenait à lui seul l'hospice des Enfants-Trouvés; l'immoralité de ses mœurs se dévoilait enfin! elle était digne de ses saturnales parisiennes, etc., etc. Conduite par le chevalier de Valois, le plus habile chef d'orchestre en ce genre, l'ouverture de ce cancan fut magnifique.

      — Je ne sais pas, dit-il d'un air plein de bonhomie, ce qui pourrait empêcher un du Bousquier d'épouser une mademoiselle Suzanne Je ne sais qui; comment la nommez-vous? Suzette! Quoique logé chez madame Lardot, je ne connais ces petites filles que de vue. Si cette Suzon est une grande belle fille, impertinente, œil gris, taille fine, petit pied, à laquelle j'ai fait à peine attention, mais dont la démarche m'a paru fort insolente, elle est de beaucoup supérieure comme manières à du Bousquier. D'ailleurs, Suzanne a la noblesse de la beauté; sous ce rapport, ce mariage serait pour elle une mésalliance. Vous savez que l'empereur Joseph eut la curiosité de voir à Lucienne la du Barry, il lui offrit son bras pour la promener; la pauvre fille, surprise de tant d'honneur, hésitait à le prendre: — La beauté sera toujours reine, lui dit l'empereur. Remarquez que


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