Madame Putiphar, vol 1 e 2. Petrus Borel
d’excellentes gravures, dont les dessins sont attribués à Clodion. Approchez la bougie, tenez, voyez.
Le marquis de Villepastour avoit tiré de sa poche un petit livre richement relié, et il le présentoit ouvert à Déborah; c’étoit une de ces compositions dégoûtantes d’obscénité, ornées de dessins, pour l’intelligence et l’illustration du texte, comme il s’en fabriquoit et s’en consommoit tant à cette époque immonde. Elle laissa tomber dessus un regard confiant, qu’elle détourna aussitôt, en jetant un cri d’horreur, et en repoussant au loin cette ordure. Le marquis courut la ramasser soigneusement, en riant jusqu’aux larmes de sa fine plaisanterie.
– Voilà donc le cas, belle dame, que vous faites des Heures de Cythère?..
– Monsieur, vous avez tout mon dégoût et tout mon mépris!
– Ces gravures sont vraiment fort belles; à la Cour, elles ont été très-goûtées: les Dames du Palais de la Reine en ont fait leurs délices; et je tiens celui-ci d’une Dame d’honneur. – M. le maréchal prince de Soubise, maréchal surtout en cette matière, avoit souscrit, à lui seul, pour deux cents exemplaires.
Si madame veut en accepter l’hommage?..
– Vous me faites horreur! Ne m’approchez pas, ou je crie au feu. Partez, laissez-moi, vous vous êtes fourvoyé; vos pareils n’ont que faire ici. Je vous l’ai dit: je ne vous serai jamais rien!
– Pardon, vous me serez une victime.
Il est déjà dix heures passées, volontiers je coucherois en votre lit, si, auprès d’une inspirée Judith comme vous, je n’avois à redouter la parodie d’Holopherne. Bonsoir!
Le marquis, s’étant renveloppé de son manteau, fit plusieurs salutations dérisoires et se retira, gonflé de colère et de dépit, qu’il s’étoit efforcé à déguiser.
XVIII
Quand le lendemain Patrick vint visiter Déborah, il la trouva agitée et désolée encore des affronts et des terreurs de la veille.
– Qu’avez-vous, que vous est-il donc arrivé, mon amie? lui dit-il en la baisant au front; vous avez l’air chagrin.
– Hier, mon bon Pat, j’ai bien souffert de votre absence.
– J’aime votre tendresse, et pourtant je la blâmerai: vous n’eussiez pas dû vous alarmer à ce point, la chose n’avoit rien de grave: pour un mot, pour une peccadille, M. de Gave de Villepastour m’avoit consigné au quartier, et mis aux arrêts pour vingt-quatre heures, comme je vous l’ai écrit: c’est là tout, en vérité!
Déborah se garda bien de rendre franchise pour franchise, et de dévoiler l’attentat dont elle avoit été l’objet. La sensibilité de Patrick en auroit été trop affectée; son esprit ombrageux en auroit conçu trop de crainte et de colère, et se seroit consumé dans de mortelles angoisses. A quoi bon d’ailleurs troubler la paix de son âme? Une amante peut être excusable de semer de la jalousie dans un cœur, pour réveiller un amour qui s’y éteint, mais en semer à plaisir dans un cœur exalté et pénétré d’une passion profonde, c’eût été d’une barbarie dont les femmes légères ne se rendent que trop coupables, mais impossible à Déborah. Au surplus, non par calcul, mais par devoir, se fût-elle crue dans l’obligation d’en faire l’aveu, qu’elle ne l’eût pas fait en ce moment, de peur de l’accabler; car lui-même paroissoit soucieux.
– Vous êtes préoccupé de quelque sombre pensée, Patrick: quelqu’un ou quelque chose vous a blessé? Quand vous avez l’âme froissée, vous le savez, cela se lit couramment dans vos yeux.
– Je suis, il est vrai, encore tout consterné d’un événement qui m’a rempli de tristesse: Fitz-Harris hier a été arrêté par lettre-de-cachet, et conduit à la Bastille.
– Pour quel crime?
– Fitz-Harris, vous êtes injuste envers lui, n’est point capable d’un crime. Son forfait est assez imaginaire, mais probable. Vous savez combien il est indiscret, bavard, médisant; vous connoissez son application à colporter des épigrammes et des anas scandaleux; il appelleroit, je crois, un bon mot, une parole même qui lui feroit tomber la tête. Dernièrement, à s’en rapporter à l’accusation, il auroit dans un salon récité un quatrain diffamatoire sur madame Putiphar; ce quatrain sans doute depuis long-temps traînoit à la Cour et à la ville. Malencontreusement un agent secret de M. de Sartines se trouvoit à cette soirée, et l’a vendu.
– Je ne vois pas là de quoi vous désoler. Il manquoit aux fables de Fitz-Harris une morale qu’il a trouvée enfin: la Bastille. Il y gagnera peut-être un peu de réserve: c’est une leçon salutaire.
– Dites une leçon terrible: une fois entré, nul ne sait s’il en sortira.
– Ah! ce seroit affreux!..
– Au déjeûner, ce matin, j’ai été déchiré de l’air facétieux avec lequel nos compagnons, et ses soi-disant amis même, ont parlé de sa mésaventure. Ils ont poussé la lâcheté jusqu’à le blâmer d’avoir poursuivi de ses sarcasmes la candide madame Putiphar, qu’ils ont plainte tendrement; ils sont allés jusque-là d’en faire l’apologie, eux qui avoient l’habitude de la couvrir chaque jour de la fange de leurs injures. Oh, mylady, que les hommes sont méprisables! – Je sais bien qu’il n’en est peut-être pas un seul que l’esprit envieux de Fitz-Harris n’ait blessé dans quelque coin du cœur: mais a-t-on jamais droit d’être féroce? Ces messieurs, qui se font une loi de se venger par l’épée, se vengent aussi fort bien par la langue. Ces messieurs, qui se font une loi d’honneur de chercher à arracher la vie à quiconque, même à un ami, qui par hasard les froisseroit, ne se sont pas fait, à ce qu’il paroît, une loi d’honneur de ne point accabler un absent, et de ne point frapper un homme abattu. Pas un n’a exprimé un regret, pas un n’a eu la moindre pensée louable en sa faveur. Malheur à celui qui ne s’est fait des amis que par la terreur que son bras ou sa bouche répand! S’il fait une chute on applaudira. A peine les bûcherons ont-ils abattu un chêne sous lequel venoit se ranger au moindre orage le bétail craintif, qu’il accourt aussitôt brouter et détruire les rameaux qui tant de fois lui avoient prêté un généreux ombrage.
Cette méchanceté, cette hilarité, ce délaissement général, ont fait sur mon cœur de douloureuses impressions, qui m’ont déterminé à prendre le ferme parti de sauver Fitz-Harris.
– Je vous reconnois là, Patrick, toujours noble et grand; mais je doute que cette bonne œuvre soit couronnée de succès.
– Vous savez parfaitement ce que peut la volonté et l’opiniâtreté; vous me l’exprimâtes fort bien autrefois dans un billet. Si je ne réussis pas à lui faire recouvrer sa liberté entière, peut-être réussirai-je à lui abréger sa captivité, et si j’échoue complètement, j’aurai au moins une satisfaction intime; je serai sans reproche.
– Que vous êtes généreux, Patrick!
– Demain, sans plus de retard, j’irai à Choisy, me jeter aux genoux de madame Putiphar: je ferai tant, je l’implorerai si bien, qu’il faudra que son cœur vindicatif se laisse toucher, et qu’elle pardonne, pour la première fois, peut-être.
– Que vous êtes généreux, Patrick! je vous loue; mais ne le faites bien que pour votre satisfaction intime, comme vous disiez tantôt. N’attendez pas que jamais votre générosité soit payée de retour; la générosité n’est pas une monnoie de change: c’est un écu d’or sans effigie; celui qui le reçoit le met à la fonte; c’est une clef d’or qui ouvre aux hommes notre cœur, et qui nous ferme le leur impitoyablement. Quand j’entends une personne en dénigrer ou en calomnier une autre, je suis toujours tentée de lui dire: Vous êtes son obligée, sans doute?.. Ce n’est pas que je veuille détruire en vous un haut sentiment, celui de touts qui rapproche le plus la créature du Créateur: la générosité c’est une parcelle de la Providence. Allez! sauvez Fitz-Harris! mais soyez convaincu que nul au monde ne feroit pour vous ce que vous allez faire pour lui; et Fitz-Harris moins que tout