Curiosa. Bonneau Alcide
côté pour se reporter de l’autre. Encore y aurait-il bien à redire à ces restrictions, car nombre de ces livres sont d’une haute curiosité. Mais, comme idées générales, l’Advis pour dresser une bibliothèque reste un modèle de classification méthodique et raisonnée. L’impression dernière qui en résulte est saine; l’auteur l’a si bien pénétrée de son amour des livres, qu’on se laisse insensiblement aller à sa passion. On gagne à sa lecture, sinon le désir de posséder une de ces belles collections qu’il imagine, désir chimérique pour la plupart, du moins le respect de ces majestueux «réservoirs» du génie de l’homme, et surtout la soif de connaître.
Paris, Septembre 1876.
II
SOCRATE ET L’AMOUR GREC
PAR J. – M. GESNER2
Jean-Matthias Gesner, l’auteur de cette curieuse dissertation, est un érudit Allemand du XVIIIe siècle, dont les travaux ne sont pas très connus en France. On lui doit d’excellentes études sur les Scriptores rei rusticæ, une Chrestomathie de Cicéron, une Chrestomathie Grecque, des Lexiques, une traduction Latine des œuvres de Lucien, des éditions de Pline le jeune, de Claudien, de Quintilien, de Rutilius Lupus et autres anciens rhéteurs, toutes enrichies de notes savantes et de longs prolégomènes; plus, un nombre formidable de dissertations sur toutes sortes de sujets, Opuscula diversi argumenti (Breslau, 1743-45, 8 vol. in-8o), parmi lesquelles son Socrates sanctus pæderasta tire forcément l’œil par la bizarrerie de son titre.
Cette bizarrerie a valu au livre sa notoriété, et en même temps lui a fait grand tort. Beaucoup de gens, entre autres Voltaire, malheureusement pour l’érudit Tudesque, n’ont pas été au delà, et ils ont construit sur cette mince donnée un ouvrage tout entier de leur fantaisie, à l’extrême désavantage du pauvre Gesner. D’autres ont cru Voltaire sur parole et sont arrivés au même résultat.
C’est Larcher, l’Helléniste, qui le premier chez nous mit en lumière cet opuscule, dans son Supplément à l’Histoire universelle de l’abbé Bazin (1767, in-8o), en le citant parmi les ouvrages à consulter sur le procès de Socrate; il se contenta d’en faire mention, sans même traduire ni expliquer le titre, ne s’imaginant pas qu’on pût s’y méprendre, et qu’un homme tel que Gesner fût supposé capable d’une indécente apologie. Voltaire, dont le vif et alerte esprit se plaisait à effleurer les surfaces, sans presque jamais approfondir, ne connaissait sans doute pas Gesner et certainement n’avait pas lu son Socrates. Le Supplément à l’Histoire universelle n’était d’ailleurs qu’une réfutation très savante, quoiqu’un peu lourde, de son Introduction à l’Essai sur les mœurs, publiée d’abord à part et sous le pseudonyme de l’abbé Bazin; quelques critiques justes qu’on y rencontre le mirent de mauvaise humeur, et, battu sur divers points d’érudition, il chercha une occasion de dauber Larcher, à côté du sujet, selon son habitude. Il crut la trouver dans le livre étrange qu’il supposa, d’après le titre cité qu’il interprétait mal, s’indigna de ce qu’on osait donner comme faisant autorité de si monstrueuses élucubrations (le monstrueux n’était que dans ce qu’il imaginait), et tantôt sous le pseudonyme d’Orbilius, tantôt sous celui de Mlle Bazin (Défense de mon oncle, un de ses pamphlets), il ne cessa de poursuivre là-dessus de ses brocards son inoffensif adversaire. Très content d’avoir levé ce lièvre, il a même reproduit son assertion plus que hasardée dans le plus populaire de ses ouvrages; on la trouve en note de l’article Amour socratique, du Dictionnaire philosophique: «Un écrivain moderne, nommé Larcher, répétiteur de collège, dans un libelle rempli d’erreurs en tout genre et de la critique la plus grossière, ose citer je ne sais quel bouquin dans lequel on appelle Socrate Sanctus pederastes; Socrate saint b…! Il n’a pas été suivi dans ces horreurs par l’abbé Foucher.»
Larcher avait trop beau jeu pour ne pas répliquer. Il le fit dans sa Réponse: la Défense de mon oncle (1767, in-8o), opuscule rare, réimprimé à la suite du Supplément à l’Histoire universelle: «Vous m’attribuez,» dit-il à Voltaire, «votre infâme et infidèle traduction du titre de cette dissertation de feu M. Gesner. Je n’ai point traduit le titre de cette dissertation; il ne pouvait se prendre que dans un sens très honnête, mais il était réservé à Mlle Bazin et à Orbilius de lui en donner un infâme. Cela ne vous suffisait-il pas? Fallait-il encore me l’imputer?»
Pour qui avait suivi toutes les phases de la discussion, Larcher et Gesner étaient innocentés; Voltaire restait convaincu d’avoir noté d’infamie un livre sans le connaître. Mais ces temps sont loin; personne aujourd’hui ne lit Larcher pour son plaisir, et le Dictionnaire philosophique est dans toutes les mains. Voilà pourquoi on croit généralement que Gesner a développé le plus scabreux des paradoxes et fait une apologie en règle d’un vice honteux. Nous pourrions citer au moins un de ceux qui, se fiant à Voltaire, ont propagé l’erreur mise par lui en circulation, et affirmé que cette dissertation n’est qu’un tissu d’invectives; mais nous ne voulons faire de la peine à personne.
Gesner, écrivain des plus doctes et plus estimé encore pour son caractère que pour son savoir, professeur de Belles-Lettres à l’Université de Gœttingue, puis bibliothécaire de cette université, ne pouvait écrire qu’une défense de Socrate, une réfutation des calomnies dont on a obscurci sa mémoire, et que la langue a attachées à son nom d’une manière en quelque sorte indélébile par les mots de socratisme et d’amour socratique. Inquiet et tourmenté, comme il l’assure, de voir peser sur le père de la Philosophie de si indignes soupçons, il a voulu remonter aux sources, compulser tout le dossier et reviser le procès sur les pièces mêmes. Il l’a fait d’une façon non moins ingénieuse que savante dans cette dissertation lue à l’Académie de Gœttingue en Février 1752, recueillie dans les Mémoires de cette Académie (t. II, p. 1), dans les Opuscula diversi argumenti de l’auteur et tirée à part en 1769 (Utrecht, in-8o). C’est cette dernière édition que nous avons suivie pour la réimprimer et la traduire, ce qui n’avait jamais été fait en Français, ni probablement dans aucune autre langue. Gesner a-t-il réussi à disculper entièrement Socrate? Nous l’espérons; mais nous étions de son avis avant d’avoir lu son livre, et, comme personne ne l’ignore, c’est surtout chez ceux qui pensent comme lui qu’un auteur, si bon dialecticien qu’il soit, porte la conviction. Les esprits mal faits qui inclinent à l’opinion contraire, et ceux-là seront toujours difficiles à persuader, persisteront peut-être à trouver singulier que Platon, interprète de Socrate, ait si souvent parlé de l’amour; qu’il ait consacré trois de ses plus beaux dialogues, le Lysis, le Phèdre et le Banquet, à cette brûlante passion; qu’il l’ait tant de fois soumise aux analyses les plus délicates, expliquée par les conceptions les plus poétiques, et que jamais, sauf un moment, dans l’admirable épisode de Diotime du Banquet, il ne soit question de la femme.
Janvier 1877.
III
UN VIEILLARD
DOIT-IL SE MARIER?
DIALOGUE DE POGGE3
C’est au savant éditeur Anglais William Shepherd que l’on doit la connaissance de ce Dialogue. Auteur d’une excellente étude sur Pogge (Life of Poggio, Londres, 1802, in-8o), Shepherd regrettait vivement la perte de ce morceau littéraire, non inséré dans les Œuvres complètes ni imprimé à part, et qu’il restait peu de chances de retrouver. On savait que Pogge l’avait composé quelque temps après son mariage, comme pour se disculper vis-à-vis de ses amis de ses noces tardives; qu’il était primitivement dédié à Cosme de Médicis; que, des deux interlocuteurs, l’un y blâmait, l’autre approuvait le mariage d’un vieillard avec une jeune fille; qu’enfin Apostolo Zeno en avait eu en sa possession une copie; mais là se bornaient les renseignements. W. Shepherd en découvrit par hasard un manuscrit, en 1805, à Paris, dans le dépôt de la Bibliothèque Nationale, et se hâta de le publier sous ce titre: Poggii Bracciolini Florentini Dialogus, An seni sit
2
3