Curiosa. Bonneau Alcide

Curiosa - Bonneau Alcide


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manque de curiosité dont il y a lieu d’être surpris; essayons d’y suppléer de notre mieux.

      Érasme composa ce traité vers la fin de sa carrière, en 1530, pour un jeune enfant qu’il affectionnait9. Son ton est paternel, avec une pointe de bonne humeur et d’enjouement que ses plagiaires ont lourdement émoussée. Ce qui dut séduire le clergé, qui de bonne heure adopta son livre, sans en nommer ni en remercier l’auteur, c’est qu’il s’y montre dévot, un peu bigot même; aux génuflexions qu’il exige quand passe un Religieux, on a peine à reconnaître le satirique hardi du Repas maigre et de tant de bonnes plaisanteries sur les Franciscains. Mais ses deux principaux imitateurs, Mathurin Cordier et J. – B. de La Salle, ont tellement abusé de ces menus suffrages de dévotion, que, par comparaison, Érasme en semble sobre. Telle qu’elle est, sauf quelques prescriptions que les changements d’usages ont fait tomber en désuétude, sa Civilité puérile pourrait encore servir aujourd’hui; c’est l’œuvre d’un esprit délicat, et son seul tort est d’avoir été le point de départ des autres.

      En revanche, Érasme avait-il eu des modèles? Évidemment, il n’inventait pas le savoir-vivre et bien avant lui on en avait posé les règles générales. Cette sorte de littérature pédagogique était cultivée depuis l’antiquité Grecque; mais le premier il a traité la matière d’une façon spéciale et complète: personne avant lui n’avait envisagé la civilité ou, si l’on veut, la bienséance, comme pouvant faire l’objet d’une étude distincte. Aussi croit-il devoir s’excuser, s’il traite à fond cette partie infime et négligée de la philosophie, en disant que les bonnes mœurs se reflètent dans la politesse des manières, que la rectitude appliquée aux gestes, aux actes usuels, aux façons d’être avec ses égaux ou ses supérieurs, manifeste aussi l’équilibre des facultés, la netteté du jugement et que, par conséquent, il n’est pas indigne d’un philosophe de s’occuper de ces détails en apparence indifférents. Il ne s’appuie sur aucune autorité antérieure et ne prend guère conseil que de son propre goût et du bon sens.

      On pourrait même aller plus loin et dire que, non content de ne presque rien devoir à ses devanciers, il a moins mis en maxime les règles du savoir-vivre de son temps, que spirituellement critiqué ses contemporains, en prescrivant tout le contraire de ce qu’il voyait faire autour de lui. Il suffirait, pour s’en convaincre, de comparer l’un de ses colloques, celui qui est intitulé Diversoria (Auberges), avec les règles qu’il donne dans sa Civilité. On y voit que sa délicatesse était fort en avance sur les mœurs de son époque, grâce à une sensibilité toute particulière qu’on devait alors trouver excessive. Lui qui était souffreteux de sa nature, qui ne pouvait supporter une mauvaise odeur, la saleté d’un voisin mal vêtu, une haleine un peu forte, que la vue d’un crachat étalé par terre indisposait sérieusement, il consigne avec désespoir, dans ses notes de voyage, tous les déboires qu’il éprouve dès qu’il est obligé de vivre en dehors de chez lui. On lui parle dans la figure en lui envoyant au nez des bouffées d’ail, on crache partout, on fait sécher au poêle des vêtements mouillés et toute la salle en est empuantie; il y en a qui nettoient leurs bottes à table, tout le monde trempe son pain dans le plat, mord à belles dents et recommence le manége jusqu’à épuisement de la sauce; si un plat circule, chacun se jette sur le meilleur morceau, sans se soucier de son voisin; les uns se grattent la tête, d’autres épongent leur front ruisselant de sueur; la nappe est si sale, qu’on dirait une voile de navire fatiguée de longs voyages. Érasme en a mal au cœur et l’appétit coupé pour huit jours.

      Sans doute, ce qu’il retrace là ce sont des mœurs d’auberge, des mœurs de table d’hôte, comme on dirait maintenant; raison de plus pour y chercher le niveau moyen de la politesse à son époque, et ce niveau ne paraît pas élevé. La Civilité puérile, quoique écrite beaucoup plus tard que ce dialogue, semble une critique calculée de ces grossiers usages dont Érasme avait eu à se plaindre toute sa vie; il y formule ses desiderata10, bien modestes après tout, et nombre de gens pensaient probablement comme lui, sans en rien dire, car à peine son petit livre eut-il paru qu’il se répandit rapidement dans toute l’Europe et jouit d’une vogue prodigieuse.

      Deux ans ne s’étaient pas écoulés depuis l’apparition de l’ouvrage à Bâle en 1530, qu’il était déjà réimprimé à Londres avec une traduction Anglaise en regard (W. de Worde, 1532, in-16); la traduction est de Robert Whytington. Mais c’est en France que la Civilitas morum puerilium fut surtout goûtée; elle y devint rapidement, dans son texte Latin, un livre familier aux élèves des colléges et, dans ses traductions ou imitations Françaises, un manuel d’écolier destiné aux tout petits enfants. A partir de 1537, les traductions se succédèrent pour ainsi dire sans interruption: le Petit traité de la Civilité puérile et honneste, de P. Saliat (Paris, Simon de Colines, 1537); La Civilité puérile, distribuée par petitz chapitres et sommaires, de Jehan Louveau (Anvers, 1559); la Civile honnesteté pour les enfans, de Mathurin Cordier (Paris, 1559), si souvent réimprimée, et quelques autres encore.

      Mathurin Cordier s’est évidemment inspiré d’Érasme; la division en sept chapitres est la même, les préceptes sont identiques, et cependant c’est plutôt un travestissement qu’une traduction d’Érasme. A peine y retrouve-t-on de temps en temps une phrase qui ait conservé l’empreinte du texte Latin, de ce style savoureux et pittoresque à l’aide duquel Érasme donne de l’intérêt à des détails infimes.

      Au commencement du XVIIIe siècle parut la Civilité de J. – B. de La Salle. Elle était intitulée: Les Règles de la Bienséance et de la Civilité Chrétienne; divisé en deux parties; à l’usage des Écoles Chrestiennes. L’auteur, selon toute vraisemblance, ne s’est aucunement préoccupé du texte d’Érasme; il a fait un ouvrage nouveau, qui est bien de lui. Entre ses mains, l’opuscule de Mathurin Cordier est devenu un gros volume de trois cents pages, farci de toutes sortes de choses. L’esprit d’Érasme se trouve à peu près évaporé dans ce fatras; toutefois le mordant écrivain avait donné à ses préceptes un tour si ingénieux, si rapide, qu’il était difficile de mieux dire, et quelques-unes de ses idées transparaissent encore, sous ces épaisses couches d’alluvions.

      D’autres Civilités couraient encore les écoles; celle de J. – B. de La Salle s’éditait surtout à Paris; les autres sortirent principalement de Toul, Troyes, Châtellerault et Orléans. Les Civilités de Châtellerault étaient renommées entre toutes pour leur mauvaise exécution typographique: le papier est plus rance et plus grenu que du papier à chandelle; les caractères, empâtés et effacés par des tirages séculaires, ne produisent que des maculatures illisibles. Celles d’Orléans, imprimées chez Rouzeau-Montaut, sont au contraire irréprochables; elles procèdent, pour la pureté et la finesse des caractères, des belles éditions de Granjon et de Danfrie. Pour le fond, ces Civilités provinciales sont tirées d’Érasme, soit d’après le texte Latin, qui était toujours en usage dans les collèges, soit par l’intermédiaire d’anciennes traductions ou de l’imitation libre de Mathurin Cordier. On croit généralement qu’elles sont toutes copiées les unes sur les autres; c’est une erreur. Chacune d’elles était réimprimée à foison, le plus souvent dans la même ville; mais chaque ville, outre Paris qui approvisionnait une grande partie de la France, avait pour ainsi dire la sienne: de là une foule de variétés qui n’ont entre elles que peu de rapports. Les auteurs de ces manuels étaient des éclectiques; ils prenaient de côté et d’autre et arrangeaient à leur guise ce qui leur convenait, ajoutant ou retranchant, selon leurs tendances particulières, et masquant habilement ce qu’ils empruntaient11.

      Avec le XVIIIe siècle disparurent ces diverses Civilités; elles firent place à l’abrégé de J. – B. de La Salle, réimprimé partout à profusion, d’abord sous le titre primitif de Règles de la Bienséance et de la Civilité Chrétienne, puis sous celui de Civilité puérile et honnête. Cet abrégé, composé un siècle après la mort de l’auteur, ne possède guère de J. – B. de La Salle que le nom.

      Après


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<p>9</p>

Henri de Bourgogne, fils d’Adolphe, prince de Veere, et petit-fils d’Anne de Borsselen, marquise de Nassau. Cette dame avait été l’affectueuse protectrice d’Érasme, dans sa jeunesse: elle lui avait fait une pension de cent florins pour qu’il pût étudier la théologie à Paris et elle lui continua longtemps ses libéralités. Érasme écrivit pour son fils, Adolphe, prince de Veere, le traité intitulé: Oratio de virtute amplectenda, une de ses premières œuvres; il dédia plus tard à l’un de ses petits-fils, Maximilien de Bourgogne, le dialogue: De recta Latini Græcique sermonis pronuntiatione, auquel il fait allusion dans sa préface, et à l’autre le De Civilitate morum puerilium. Parmi ses lettres, on en rencontre un grand nombre adressées à Anne de Borsselen. – Veere, dans l’île de Walcheren, était au XVIe siècle un des ports fortifiés les plus importants de la Zélande. Cette ville fut apportée en dot, avec la principauté qui en dépendait, par Anne de Borsselen à son mari, Philippe de Bourgogne, fils de l’un des nombreux bâtards du duc Philippe le Bon.

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Il les avait déjà formulés, en passant, dans divers autres de ses ouvrages. Un de ses colloques, Pietas puerilis, renferme quelques-unes des maximes qu’il a exposées plus complètement dans la Civilité puérile; il y revient encore dans ses Monita pædagogica.

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Notons ici la particularité curieuse d’une des Civilités que possède la Bibliothèque de l’Arsenal (no 2544). Au lieu des quatrains de Pibrac, annoncés sur le titre, on trouve une poésie intitulée: La Manière civile de se comporter pour entrer en mariage avec une demoiselle:

Pour pratiquer l’honnestetéQue le beau sex’ demande,La plus belle civilitéEst de montrer qu’on aime.«Quelle heure est-il?» dira Suzon,Car souvent ça s’ demande;Vous répondrez d’un joli ton:«C’est l’heure où v’là que j’aime.»A sa fête vous lui ferezDe fleurs une guirlande;Pour devise vous lui mettrez:«Dès qu’on vous voit, on aime.»En attendant sous les ormeauxQue la belle se rende,Faites répéter aux échos:«Eh! v’nez donc, v’là que j’aime!»Quand la mère refuseraLa fille qu’on demande,Pour la fléchir l’amant dira:«Dam! v’là pourtant que j’aime!»Quand on dit ainsi ses raisons,Les mères les entendent,Car c’est le pain dans les maisonsQuand les deux époux aiment.

Cette poésie badine est de Moncrif. L’historiogriffe des chats se trouvait un jour, paraît-il, à Châtellerault, chez un imprimeur de ses amis. Pour s’amuser aux dépens des Civilités, de ceux qui les éditent et de ceux qui les lisent, il improvisa cette pièce de vers et la fit composer avec ces caractères particulièrement illisibles dont Châtellerault avait le monopole. On plaça sans doute le feuillet, par mégarde, à la suite de l’ouvrage qui se débitait le plus en ce moment-là; mais la plaisanterie est un peu roide.