La religieuse. Dénis Diderot

La religieuse - Dénis Diderot


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commencements chercher de la force et de la résignation au pied des autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allée! combien j'y ai regardé de fois! Il y avait à côté un banc de pierre; combien de fois je m'y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et résolue à finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue? Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me déchirer le visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements?

      Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un jour j'accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cœur. Quand j'allais de ce côté, on affectait de s'en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j'ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement les jours où l'on avait multiplié sur moi les chagrins; l'on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on me croyait l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai plus; mon esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant, j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour, je refusais le manger; je descendais au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je m'oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué aux exercices. Que vous dirai-je? on me dégoûta de presque tous les moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n'y serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de moi à ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait: «Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard.» En vérité, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort. L'acharnement à nuire, à tourmenter, se lasse dans le monde; il ne se lasse point dans les cloîtres.

      J'en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes vœux. J'y rêvai d'abord légèrement. Seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les secours qui me manquaient? Cependant cette idée me tranquillisa; mon esprit se rassit; je fus plus à moi; j'évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l'on en fut étonné; la méchanceté s'arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au moment où il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à vous faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter: il ne s'agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brûlés; et cependant dans ces événements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on aime, et qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.

      À force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et même la possibilité; on est bien fort quand on en est là. Ce fut pour moi l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi s'agissait-il? De dresser un mémoire et de le donner à consulter; l'un et l'autre n'étaient pas sans danger. Depuis qu'il s'était fait une révolution dans ma tête, on m'observait avec plus d'attention que jamais; on me suivait de l'œil; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé; je ne disais pas un mot qu'on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder; on m'interrogeait, on affectait de la commisération et de l'amitié; on revenait sur ma vie passée; on m'accusait faiblement, on m'excusait; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d'un avenir plus doux; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, le jour, la nuit, sous des prétextes; brusquement, sourdement, on entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais pris l'habitude de coucher habillée; j'en avais pris une autre, c'était celle d'écrire ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués, j'allais demander de l'encre et du papier à la supérieure, qui ne m'en refusait pas. J'attendis donc le jour de la confession, et en l'attendant je rédigeais dans ma tête ce que j'avais à proposer; c'était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies: la première, de dire à la supérieure que j'aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous ce prétexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de m'occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession; et la troisième, n'ayant point fait de confession et n'étant point préparée à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu'un instant. Tout cela fut remarqué; et l'on en conclut que le papier que j'avais demandé avait été employé autrement que je ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi à ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait?

      Sans savoir qu'on prendrait ces inquiétudes, je sentis qu'il ne fallait pas qu'on trouvât chez moi un écrit de cette importance. D'abord je pensai à le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis à le cacher dans mes vêtements, à l'enfouir dans le jardin, à le jeter au feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressée de l'écrire, et combien j'en fus embarrassée quand il fut écrit. D'abord je le cachetai, ensuite je le serrai dans mon sein, et j'allai à l'office qui sonnait. J'étais dans une inquiétude qui se décelait à mes mouvements. J'étais assise à côté d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je l'avais vue me regarder en pitié et verser des larmes: elle ne me parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce qui pourrait en arriver, je résolus de lui confier mon papier; dans un moment d'oraison où toutes les religieuses se mettent à genoux, s'inclinent, et sont comme plongées dans leurs stalles, je tirai doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis derrière moi; elle le prit, et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en avais reçu beaucoup d'autres: elle s'était occupée pendant des mois entiers à lever, sans se compromettre, tous les petits obstacles qu'on apportait à mes devoirs pour avoir droit de me châtier; elle venait frapper à ma porte quand il était heure de sortir; elle arrangeait ce qu'on dérangeait; elle allait sonner ou répondre quand il le fallait; elle se trouvait partout où je devais être. J'ignorais tout cela.

      Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortîmes du chœur, la supérieure me dit: «Sœur Suzanne, suivez-moi…» Je la suivis, puis s'arrêtant dans le corridor à une autre porte, «voilà, me dit-elle, votre cellule; c'est la sœur Saint-Jérôme qui occupera la vôtre…» J'entrai, et elle avec moi. Nous étions toutes deux assises sans parler, lorsqu'une religieuse parut avec des habits qu'elle posa sur une chaise; et la supérieure me dit: «Sœur Suzanne, déshabillez-vous, et prenez ce vêtement…» J'obéis en sa présence; cependant elle était attentive à tous mes mouvements. La sœur qui avait apporté mes habits, était à la porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittés, sortit; et la supérieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procédés; et je ne la demandai point. Cependant on avait cherché partout dans ma cellule; on avait décousu l'oreiller et les matelas; on


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