La religieuse. Dénis Diderot
par les fidéicommis et autres moyens, de réduire à rien votre légitime, dans le cas que vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose; vous refusez un couvent, peut-être regretterez-vous de n'y pas être.
– Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien.
– Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail, l'indigence.
– Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d'un état auquel on n'est point appelée.
– Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire; c'est à vous, mademoiselle, à faire vos réflexions…»
Ensuite il se leva.
«Mais, monsieur, encore une question.
– Tant qu'il vous plaira.
– Mes sœurs savent-elles ce que vous m'avez appris?
– Non, mademoiselle.
– Comment ont-elles donc pu se résoudre à dépouiller leur sœur? car c'est ce qu'elles me croient.
– Ah! mademoiselle, l'intérêt! l'intérêt! elles n'auraient point obtenu les partis considérables qu'elles ont trouvés. Chacun songe à soi dans ce monde; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez à perdre vos parents; soyez sûre qu'on vous disputera, jusqu'à une obole, la petite portion que vous aurez à partager avec elles. Elles ont beaucoup d'enfants; ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris qui font tout: si elles avaient quelques sentiments de commisération, les secours qu'elles vous donneraient à l'insu de leurs maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-là, ou des enfants abandonnés, ou des enfants même légitimes, secourus aux dépens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu'on reçoit est bien dur. Si vous m'en croyez, vous vous réconcilierez avec vos parents; vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous; vous entrerez en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je ne vous célerai pas que l'abandon apparent de votre mère, son opiniâtreté à vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que j'ai sues dans le temps, ont produit exactement sur votre père le même effet que sur vous: votre naissance lui était suspecte; elle ne le lui est plus; et sans être dans la confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant, que par la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d'époux. Allez, mademoiselle, vous êtes bonne et sage; pensez à ce que vous venez d'apprendre.»
Je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu'il était lui-même attendri; il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la domestique qui m'avait accompagnée; nous remontâmes en voiture, et nous rentrâmes à la maison.
Il était tard. Je rêvai une partie de la nuit à ce qu'on venait de me révéler; j'y rêvai encore le lendemain. Je n'avais point de père; le scrupule m'avait ôté ma mère; des précautions prises, pour que je ne pusse prétendre aux droits de ma naissance légale; une captivité domestique fort dure; nulle espérance, nulle ressource. Peut-être que, si l'on se fût expliqué plus tôt avec moi, après l'établissement de mes sœurs, on m'eût gardée à la maison qui ne laissait pas que d'être fréquentée, il se serait trouvé quelqu'un à qui mon caractère, mon esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante; la chose n'était pas encore impossible, mais l'éclat que j'avais fait en couvent la rendait plus difficile: on ne conçoit guère comment une fille de dix-sept à dix-huit ans a pu se porter à cette extrémité, sans une fermeté peu commune; les hommes louent beaucoup cette qualité, mais il me semble qu'ils s'en passent volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs épouses. C'était pourtant une ressource à tenter avant que de songer à un autre parti; je pris celui de m'en ouvrir à ma mère; et je lui fis demander un entretien qui me fut accordé.
C'était dans l'hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant le feu; elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits immobiles; je m'approchai d'elle, je me jetai à ses pieds et je lui demandai pardon de tous les torts que j'avais.
«C'est, me répondit-elle, par ce que vous m'allez dire que vous le mériterez. Levez-vous; votre père est absent, vous avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le père Séraphin, vous savez enfin qui vous êtes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n'est pas de me punir toute ma vie d'une faute que je n'ai déjà que trop expiée. Eh bien! mademoiselle, que me voulez-vous? Qu'avez-vous résolu?
– Maman, lui répondis-je, je sais que je n'ai rien, et que je ne dois prétendre à rien. Je suis bien éloignée d'ajouter à vos peines, de quelque nature qu'elles soient; peut-être m'auriez-vous trouvée plus soumise à vos volontés, si vous m'eussiez instruite plus tôt de quelques circonstances qu'il était difficile que je soupçonnasse: mais enfin je sais, je me connais, et il ne me reste qu'à me conduire en conséquence de mon état. Je ne suis plus surprise des distinctions qu'on a mises entre mes sœurs et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais je suis toujours votre enfant; vous m'avez portée dans votre sein; et j'espère que vous ne l'oublierez pas.
– Malheur à moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas autant qu'il est en mon pouvoir!
– Eh bien! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontés; rendez-moi votre présence; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon père.
– Peu s'en faut, ajouta-t-elle, qu'il ne soit aussi certain de votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté de lui, sans entendre ses reproches; il me les adresse, par la dureté dont il en use avec vous; n'espérez point de lui les sentiments d'un père tendre. Et puis, vous l'avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part d'un autre, que je n'en puis supporter l'idée; cet homme se montre sans cesse entre vous et moi; il me repousse, et la haine que je lui dois se répand sur vous.
– Quoi! lui dis-je, ne puis-je espérer que vous me traitiez, vous et M. Simonin, comme une étrangère, une inconnue que vous auriez accueillie par humanité?
– Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez pas ma vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de sœurs, je sais ce que j'aurais à faire: mais vous en avez deux; et elles ont l'une et l'autre une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait s'est éteinte; la conscience a repris ses droits.
– Mais celui à qui je dois la vie…
– Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et c'est le moindre de ses forfaits…»
En cet endroit sa figure s'altéra, ses yeux s'allumèrent, l'indignation s'empara de son visage; elle voulait parler, mais elle n'articula plus; le tremblement de ses lèvres l'en empêchait. Elle était assise; elle pencha sa tête sur ses mains, pour me dérober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet état, puis elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait:
«Le monstre! il n'a pas dépendu de lui qu'il ne vous ait étouffée dans mon sein par toutes les peines qu'il m'a causées; mais Dieu nous a conservées l'une et l'autre, pour que la mère expiât sa faute par l'enfant. Ma fille, vous n'avez rien, et vous n'aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le dérobe à vos sœurs; voilà les suites d'une faiblesse. Cependant j'espère n'avoir rien à me reprocher en mourant; j'aurai gagné votre dot par mon économie. Je n'abuse point de la facilité de mon époux; mais je mets tous les jours à part ce que j'obtiens de temps en temps de sa libéralité. J'ai vendu ce que j'avais de bijoux; et j'ai obtenu de lui de disposer à mon gré du prix qui m'en est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais les spectacles, je m'en suis privée; j'aimais la compagnie, je vis retirée; j'aimais le faste, j'y ai renoncé. Si vous entrez en religion, comme c'est ma volonté et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les jours.
– Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien; peut-être s'en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, n'exigera pas même