La religieuse. Dénis Diderot

La religieuse - Dénis Diderot


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que répondrons-nous à cela?

      – Madame, vous le savez.

      – Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, votre famille a souffert des pertes; les affaires de vos sœurs sont dérangées; elles ont l'une et l'autre beaucoup d'enfants, on s'est épuisé pour elles en les mariant; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible qu'on vous fasse un certain sort; vous avez pris l'habit; on s'est constitué en dépenses; par cette démarche vous avez donné des espérances; le bruit de votre profession prochaine s'est répandu dans le monde. Au reste, comptez toujours sur tous mes secours. Je n'ai jamais attiré personne en religion, c'est un état où Dieu nous appelle, et il est très-dangereux de mêler sa voix à la sienne. Je n'entreprendrai point de parler à votre cœur, si la grâce ne lui dit rien; jusqu'à présent je n'ai point à me reprocher le malheur d'une autre; voudrais-je commencer par vous, mon enfant, qui m'êtes si chère? Je n'ai point oublié que c'est à ma persuasion que vous avez fait les premières démarches; et je ne souffrirai point qu'on en abuse pour vous engager au delà de votre volonté. Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession?

      – Non, madame.

      – Vous ne vous sentez aucun goût pour l'état religieux?

      – Non, madame.

      – Vous n'obéirez point à vos parents?

      – Non, madame.

      – Que voulez-vous donc devenir?

      – Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pas être, je ne le serai pas.

      – Eh bien! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une réponse à votre mère…»

      Nous convînmes de quelques idées. Elle écrivit, et me montra sa lettre qui me parut encore très-bien. Cependant on me dépêcha le directeur de la maison; on m'envoya le docteur qui m'avait prêchée à ma prise d'habit; on me recommanda à la mère des novices; je vis M. l'évêque d'Alep; j'eus des lances à rompre avec des femmes pieuses qui se mêlèrent de mon affaire sans que je les connusse; c'étaient des conférences continuelles avec des moines et des prêtres; mon père vint, mes sœurs m'écrivirent; ma mère parut la dernière: je résistai à tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession; on ne négligea rien pour obtenir mon consentement; mais quand on vit qu'il était inutile de le solliciter, on prit le parti de s'en passer.

      De ce moment, je fus renfermée dans ma cellule; on m'imposa le silence; je fus séparée de tout le monde, abandonnée à moi-même; et je vis clairement qu'on était résolu à disposer de moi sans moi. Je ne voulais point m'engager; c'était un point décidé: et toutes les terreurs vraies ou fausses qu'on me jetait sans cesse, ne m'ébranlaient pas. Cependant j'étais dans un état déplorable; je ne savais point ce qu'il pouvait durer; et s'il venait à cesser, je savais encore moins ce qui pouvait m'arriver. Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti, dont vous jugerez, monsieur, comme il vous plaira; je ne voyais plus personne, ni la supérieure, ni la mère des novices, ni mes compagnes; je fis avertir la première, et je feignis de me rapprocher de la volonté de mes parents; mais mon dessein était de finir cette persécution avec éclat, et de protester publiquement contre la violence qu'on méditait: je dis donc qu'on était maître de mon sort, qu'on en pouvait disposer comme on voudrait; qu'on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. Voilà la joie répandue dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries et toute la séduction. «Dieu avait parlé à mon cœur; personne n'était plus faite pour l'état de perfection que moi. Il était impossible que cela ne fût pas, on s'y était toujours attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant d'édification et de constance, quand on n'y est pas vraiment appelée. La mère des novices n'avait jamais vu dans aucune de ses élèves de vocation mieux caractérisée; elle était toute surprise du travers que j'avais pris, mais elle avait toujours bien dit à notre mère supérieure qu'il fallait tenir bon, et que cela passerait; que les meilleures religieuses avaient eu de ces moments-là; que c'étaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses efforts lorsqu'il était sur le point de perdre sa proie; que j'allais lui échapper; qu'il n'y avait plus que des roses pour moi; que les obligations de la vie religieuse me paraîtraient d'autant plus supportables, que je me les étais plus fortement exagérées; que cet appesantissement subit du joug était une grâce du ciel, qui se servait de ce moyen pour l'alléger…» Il me paraissait assez singulier que la même chose vînt de Dieu ou du diable, selon qu'il leur plaisait de l'envisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion; et ceux qui m'ont consolée, m'ont souvent dit de mes pensées, les uns que c'étaient autant d'instigations de Satan, et les autres, autant d'inspirations de Dieu. Le même mal vient, ou de Dieu qui nous éprouve, ou du diable qui nous tente.

      Je me conduisis avec discrétion; je crus pouvoir me répondre de moi. Je vis mon père; il me parla froidement; je vis ma mère; elle m'embrassa; je reçus des lettres de congratulation de mes sœurs et de beaucoup d'autres. Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui ferait le sermon, et M. Thierry, chancelier de l'Université, qui recevrait mes vœux. Tout alla bien jusqu'à la veille du grand jour, excepté qu'ayant appris que la cérémonie serait clandestine, qu'il y aurait très-peu de monde, et que la porte de l'église ne serait ouverte qu'aux parents, j'appelai par la tourière toutes les personnes de notre voisinage, mes amis, mes amies; j'eus la permission d'écrire à quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne s'attendait guère se présenta; il fallut le laisser entrer; et l'assemblée fut telle à peu près qu'il la fallait pour mon projet. Oh, monsieur! quelle nuit que celle qui précéda8! Je ne me couchai point; j'étais assise sur mon lit; j'appelais Dieu à mon secours; j'élevais mes mains au ciel, je le prenais à témoin de la violence qu'on me faisait; je me représentais mon rôle au pied des autels, une jeune fille protestant à haute voix contre une action à laquelle elle paraît avoir consenti, le scandale des assistants, le désespoir des religieuses, la fureur de mes parents. «Ô Dieu! que vais-je devenir?..» En prononçant ces mots il me prit une défaillance générale, je tombai évanouie sur mon traversin; un frisson dans lequel mes genoux se battaient et mes dents se frappaient avec bruit, succéda à cette défaillance; à ce frisson une chaleur terrible: mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de m'être déshabillée, ni d'être sortie de ma cellule; cependant on me trouva nue en chemise, étendue par terre à la porte de la supérieure, sans mouvement et presque sans vie. J'ai appris ces choses depuis. Le matin je me trouvai dans ma cellule, mon lit environné de la supérieure, de la mère des novices, et de celles qu'on appelle les assistantes. J'étais fort abattue; on me fit quelques questions; on vit par mes réponses que je n'avais aucune connaissance de ce qui s'était passé; et l'on ne m'en parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma sainte résolution, et si je me sentais en état de supporter la fatigue du jour. Je répondis que oui; et contre leur attente rien ne fut dérangé.

      On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches pour apprendre à tout le monde qu'on allait faire une malheureuse. Le cœur me battit encore. On vint me parer; ce jour est un jour de toilette; à présent que je me rappelle toutes ces cérémonies, il me semble qu'elles avaient quelque chose de solennel et de bien touchant9 pour une jeune innocente que son penchant n'entraînerait point ailleurs. On me conduisit à l'église; on célébra la sainte messe: le bon vicaire, qui me soupçonnait une résignation que je n'avais point, me fit un long sermon où il n'y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens; c'était quelque chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur, de la grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments qu'il me supposait. Ce contraste et de son éloge et de la démarche que j'allais faire me troubla; j'eus des moments d'incertitude, mais qui durèrent peu. Je n'en sentis que mieux que je manquais de tout ce qu'il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le vœu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes; deux de mes compagnes me prirent sous les bras; j'avais la tête renversée sur une d'elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l'âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu'on portait à l'autel, et il s'échappait de toutes parts des soupirs et des


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<p>8</p>

Variante: Que la nuit qui précéda fut terrible pour moi!

<p>9</p>

Dans un Essai sur les Fêtes nationales, an II (1794), Boissy-d'Anglas dit que Diderot n'a jamais pu voir sans attendrissement, sans un sentiment de respect, d'admiration, la procession de la Fête-Dieu.