La religieuse. Dénis Diderot
ma profession me dit: «Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vérité?
– Je le promets.
– Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes ici?»
Je répondis, «non;» mais celles qui m'accompagnaient répondirent pour moi, «oui.»
«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance?»
J'hésitai un moment; le prêtre attendit; et je répondis:
«Non, monsieur.»
Il recommença:
«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance?»
Je lui répondis d'une voix plus ferme:
«Non, monsieur, non.»
Il s'arrêta et me dit: «Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.
– Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance; je vous ai bien entendu, et je vous réponds que non…»
Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s'était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler; le murmure cessa et je dis:
«Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à témoin…»
À ces mots une des sœurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis qu'il était inutile de continuer. Les religieuses m'entourèrent, m'accablèrent de reproches; je les écoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, où l'on m'enferma sous la clef.
Là, seule, livrée à mes réflexions, je commençai à rassurer mon âme; je revins sur ma démarche, et je ne m'en repentis point. Je vis qu'après l'éclat que j'avais fait, il était impossible que je restasse ici longtemps, et que peut-être on n'oserait pas me remettre en couvent. Je ne savais ce qu'on ferait de moi; mais je ne voyais rien de pis que d'être religieuse malgré soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce fût. Celles qui m'apportaient à manger entraient, mettaient mon dîner à terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un mois on m'apporta des habits de séculière; je quittai ceux de la maison; la supérieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusqu'à la porte conventuelle; là je montai dans une voiture où je trouvai ma mère seule qui m'attendait; je m'assis sur le devant; et le carrosse partit. Nous restâmes l'une vis-à-vis de l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais les yeux baissés, et je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se passait dans mon âme; mais tout à coup je me jetai à ses pieds, et je penchai ma tête sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et j'étouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas; le sang me vint au nez; je saisis une de ses mains malgré qu'elle en eût; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais: «Vous êtes toujours ma mère, je suis toujours votre enfant…» Et elle me répondit (en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d'entre les miennes): «Relevez-vous, malheureuse, relevez-vous.» Je lui obéis, je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d'autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober à ses yeux10. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en étais toute couverte sans que je m'en aperçusse. À quelques mots qu'elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela lui déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, où l'on me conduisit tout de suite à une petite chambre qu'on m'avait préparée. Je me jetai encore à ses genoux sur l'escalier; je la retins par son vêtement; mais tout ce que j'en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement d'indignation de la tête, de la bouche et des yeux, que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.
J'entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, sollicitant tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de voir mon père ou de leur écrire. On m'apportait à manger, on me servait; une domestique m'accompagnait à la messe les jours de fête, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois; et c'est ainsi que mes journées se passaient. Un sentiment secret me soutenait, c'est que j'étais libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fût, pouvait changer. Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus.
Tant d'inhumanité, tant d'opiniâtreté de la part de mes parents, ont achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de ma naissance; je n'ai jamais pu trouver d'autres moyens de les excuser. Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens; que je ne redemandasse ma légitime, et que je n'associasse un enfant naturel à des enfants légitimes. Mais ce qui n'était qu'une conjecture va se tourner en certitude.
Tandis que j'étais enfermée à la maison, je faisais peu d'exercices extérieurs de religion; cependant on m'envoyait à confesse la veille des grandes fêtes. Je vous ai dit que j'avais le même directeur que ma mère; je lui parlai, je lui exposai toute la dureté de la conduite qu'on avait tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mère surtout avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré tard dans l'état religieux; il avait de l'humanité; il m'écouta tranquillement, et me dit:
«Mon enfant, plaignez votre mère, plaignez-la plus encore que vous ne la blâmez. Elle a l'âme bonne; soyez sûre que c'est malgré elle qu'elle en use ainsi.
– Malgré elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre! Ne m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle différence y a-t-il entre mes sœurs et moi?
– Beaucoup.
– Beaucoup! je n'entends rien à votre réponse…»
J'allais entrer dans la comparaison de mes sœurs et de moi, lorsqu'il m'arrêta et me dit:
«Allez, allez, l'inhumanité n'est pas le vice de vos parents; tâchez de prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mérite devant Dieu. Je verrai votre mère, et soyez sûre que j'emploierai pour vous servir tout ce que je puis avoir d'ascendant sur son esprit…»
Ce beaucoup, qu'il m'avait répondu, fut un trait de lumière pour moi; je ne doutai plus de la vérité de ce que j'avais pensé sur ma naissance.
Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, à la chute du jour, la servante qui m'était attachée monta, et me dit: «Madame votre mère ordonne que vous vous habilliez…» Une heure après: «Madame veut que vous descendiez avec moi…» Je trouvai à la porte un carrosse où nous montâmes, la domestique et moi; et j'appris que nous allions aux Feuillants, chez le père Séraphin. Il nous attendait; il était seul. La domestique s'éloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis inquiète et curieuse de ce qu'il avait à me dire. Voici comme il me parla:
«Mademoiselle, l'énigme de la conduite sévère de vos parents va s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission de madame votre mère. Vous êtes sage; vous avez de l'esprit, de la fermeté; vous êtes dans un âge où l'on pourrait vous confier un secret, même qui ne vous concernerait point. Il y a longtemps que j'ai exhorté pour la première fois madame votre mère à vous révéler celui que vous allez apprendre; elle n'a jamais pu s'y résoudre: il est dur pour une mère d'avouer une faute grave à son enfant; vous connaissez son caractère; il ne va guère avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a cru pouvoir sans cette ressource vous amener à ses desseins; elle s'est trompée; elle en est fâchée: elle revient aujourd'hui à mon conseil; et c'est elle qui m'a chargé de vous annoncer que vous n'étiez pas la fille de M. Simonin.»
Je lui répondis sur-le-champ: «Je m'en étais doutée.
– Voyez à présent, mademoiselle, considérez, pesez, jugez si madame votre mère peut sans le consentement, même avec le consentement de monsieur votre père, vous unir à des enfants dont vous n'êtes point la sœur; si elle peut avouer à monsieur votre père un fait sur lequel il n'a déjà que trop de soupçons.
– Mais, monsieur, qui est mon père?
– Mademoiselle,
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Variante: Que je n'osais la regarder.