Christine. Enault Louis
intéressants tout d'abord, finissaient par devenir assez monotones, et il demanda de continuer sa promenade. Le cocher, à qui on ne donna point d'ordre, suivit la route que le traîneau avait prise avant lui.
Bientôt un point mouvant à l'horizon se détacha, noir sur la neige blanche. C'était le traîneau qui revenait. Il approchait avec une rapidité inouïe, et l'on put, au bout de quelques instants, distinguer le harnachement rouge de quatre poneys noirs, de cette race d'Islande, la plus petite de l'Europe, mais la plus intrépide, qui couraient comme le vent. Je me trompe: ils bondissaient plutôt qu'ils ne couraient; leur sabot soulevait la neige qui les enveloppait d'un tourbillon diaphane. Leurs yeux brillaient comme des charbons; leurs naseaux soufflaient des nuages, et ils secouaient, en mordant leur poitrail, leur épaisse et rude crinière, emmêlée de givre.
Quand les traîneaux se croisèrent, ni l'un ni l'autre ne ralentit son allure, et c'est à peine si Georges put apercevoir, à demi couchée sur une peau de renard bleu, une femme qui lui parut jeune. Il ne distingua point ses traits; mais en la voyant ainsi passer dans son nuage rapide, il se rappela ces divinités du Walhalla, les walkyries belles et froides, qui traversent le ciel en emportant les âmes.
«Est-ce que nous allons encore loin? dit M. de Simiane; je crois que j'ai froid.»
Le chevalier de Valborg lui jeta un regard malicieux et, sans rien répondre, se contenta de siffler d'une certaine façon – sage économie de paroles dans un pays où elles pourraient geler en l'air avant d'arriver à destination. Aussitôt le cocher tourna bride.
«Quelle est cette femme qui vous a salué de la main? demanda le comte au cavalier.
– C'est la comtesse de Rudden; on l'appelle ici la comtesse Christine.
– Qui, on?
– Tout le monde.
– On s'en occupe donc?
– On s'en préoccupe… Elle n'est indifférente à personne; et tenez! vous-même, vous ne l'avez pas même vue… vous seriez incapable de la reconnaître…
– Vous croyez?
– J'en suis sûr! et pourtant vous me demandez déjà qui elle est.
– Mettons que je ne vous ai rien demandé.
– Soit! mais sachez que, si l'on s'occupe de la comtesse Christine, ce n'est pas du tout comme vous l'entendez…
– Mais je vous jure que je ne l'entends d'aucune façon.
– Mme de Rudden est une de ces femmes qui n'ont que des amis!
– C'est ainsi qu'un homme du monde doit parler de toutes les femmes.
– Oui; mais je parle sincèrement.
– Et cet officier aux gardes qui dit: Elle?
– C'est un des mille soupirants. Il ne compte pas.
– Cela le regarde; mais il est du moins permis de trouver que votre comtesse se donne des airs assez étranges, seule dans son traîneau, emportée au galop sur la neige par quatre petits monstres. Je la tiens pour une grande artiste: elle entend merveilleusement la mise en scène.
– Elle! c'est la femme la plus simple du monde.
– Chevalier, il n'y a pas de femme simple: la plus naïve est rouée comme dix hommes. Mais, puisque nous retournons, je serais curieux de la voir.
– C'est précisément ce que je vous disais…
– Je ne comprends plus.
– A peine arrivé, vous voulez faire comme tous les papillons de Stockholm, vous brûler les ailes à cette belle flamme.
– Rassurez-vous, mon cher chevalier. Il y a longtemps que je n'ai plus d'ailes. On ne s'en sert pas dans la diplomatie; nous les coupons comme nos moustaches.
– Alors il y a moins de danger,» dit Axel en riant.
Les deux jeunes gens approchaient de l'îlot des patineurs. L'œil perçant de Georges avait déjà reconnu le traîneau étroit et allongé de la comtesse et ses chevaux islandais, qui creusaient la neige d'un pied impatient. Un petit groupe entourait Mme de Rudden. Elle aperçut les deux nouveaux venus, qui se tenaient à quelque distance dans la foule. Son regard glissa légèrement, et pour ainsi dire sans le toucher, sur M. de Simiane, et il s'arrêta un instant avec une expression d'enjouement affectueux sur Axel, à qui elle rendit son salut avec un sourire.
Georges, à première vue, lui donna trente ans, la trouva belle, mais la jugea froide et même un peu hautaine. Sa pâleur était mate et vigoureuse de teinte, comme celle de l'ivoire, et elle n'avait pas aux pommettes, comme presque toutes les Suédoises, ces touffes de roses un peu trop rouges que le froid fait éclore sur la joue. Elle avait relevé son voile, et des bandeaux bruns à reflets d'or, trop appliqués sur le front, échappant à la passe étroite du chapeau, coulaient en ondes molles jusqu'au bas de son visage un peu long. Deux grands yeux, d'un bleu si foncé que de loin ils paraissaient noirs, animaient sa physionomie si expressive, même dans le repos. Un gros bouquet d'azalées rouges était posé sur ses genoux, à côté de son manchon en peau de cygne. Chacun de ceux qui venaient lui parler témoignait à la comtesse une respectueuse déférence; elle montrait à tous cette bonne grâce polie et cette bienveillance courtoise qui est le premier apanage et comme la marque de la femme bien née.
«Voulez-vous que je vous présente? demanda le chevalier sans plus de façon.
– Je n'en vois pas la nécessité.
– Vous avez peur?
– Non, malheureusement.
– Pourquoi malheureusement?
– C'est que la peur est le commencement de l'amour, comme de la sagesse, et la sagesse est une bonne chose, et l'amour aussi!
– Alors, venez!
– Plus tard, si vous y tenez… vous demanderez pour moi cette grâce à Mme de Rudden… mais ici, en plain air… sans qu'elle ait pu refuser… Excusez-moi, chevalier, mais vous savez que je suis un peu formaliste.
– C'est que vous n'êtes pas encore fait à la simplicité cordiale de nos mœurs du Nord… Cela viendra… et l'amour aussi.»
Il était trois heures. Les nuits d'hiver ne se font point attendre sous ces latitudes voisines du pôle. La comtesse regagna la ville, et la foule la suivit comme une escorte.
Georges et le chevalier ne s'y mêlèrent point; ils revenaient tranquillement, causant et regardant.
Devant eux, Stockholm, fièrement posé sur ses trois îles de granit, entre le lac Mélar et la mer Baltique, dessinait sa silhouette élégante sur un ciel de saphir pâle. Les flèches de ses églises, les toits de ses maisons, la cime de ses palais, répercutaient comme des miroirs les rayons du couchant, qui se prolongeaient en traînées de feu sur la neige. Rien n'égale la splendeur de ces magnifiques adieux du soleil aux trop courtes journées du Nord. L'astre enflammé descend peu à peu avec une lenteur solennelle. Arrivé au bord extrême de l'horizon, il hésite et s'arrête, et alors même qu'il a disparu, il reste si près de nous, que l'on devine toujours sa présence. Cependant le ciel vers l'ouest garde des teintes plus ardentes: c'est une palette radieuse, où les nuances les plus riches se fondent et s'embrasent: il n'y a peut-être que deux couleurs primitives, le rouge et le jaune, mais elles se mêlent, se pénètrent, s'assortissent et se combinent de manière à nous présenter dans une chaude harmonie les tons les plus radieux. Cette lumière, qui naît à l'horizon dans une bande de pourpre foncé, va mourir au zénith, au milieu de légers flocons orangés, qui ménagent la transition avec l'azur sombre. Elle se dégrade d'une teinte à l'autre, et tout à coup se réveille et s'avive, comme une voix qui rejaillit d'échos en échos, et dont les vibrations se heurtent et se croisent dans l'air sonore: parfois alors on a deux teintes superposées, dont l'intensité même semble redoubler par le contraste; parfois de grands nuages aux aspects étranges, chariots aux roues étincelantes, trônes d'or, palais aux architectures fantastiques, croulant sous le vent, s'élèvent de la mer, montent dans le ciel et se détachent vivement