Christine. Enault Louis

Christine - Enault Louis


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ou, par sa résistance, la noble femme eût fait vibrer en lui la fibre irascible et maladive de la vanité, et la tendresse serait morte, en naissant, des blessures de l'orgueil.

      L'absence arrangeait mieux les choses. Elle paraît d'une grâce nouvelle Mme de Rudden, si séduisante déjà; elle lui donnait la seule chose qui pût lui manquer: le prestige de l'éloignement et le mérite de l'impossible. Les femmes qu'elle laissait après elle n'avaient ni sa beauté ni son charme, et son souvenir, trop vif encore, en détournait Georges. Il lui dut ainsi les premières heures de solitude que sa jeunesse eût connues. La solitude, qui est mortelle aux petites passions, est favorable aux grandes. Elle leur donne cette conscience de soi, sans laquelle on n'est pas: elle les fortifie en les épurant. Il y a, dit-on, des arbres qui ne puisent leur séve et leur vie que dans les couches les plus reculées de l'humus profond; il y a des amours qui ne s'épanouissent en fleurs et en parfums que si leur racine a pénétré dans les cœurs jusqu'à la source sacrée des larmes. Georges avait échangé avec Christine un regard, quelques paroles, à peine un serrement de mains dans l'émotion sympathique d'une valse. Au bout d'une semaine, il avait pour elle un culte idéal; au bout d'un mois, il l'aimait.

      Et Christine? Christine ne fit de confidences à personne, et l'on ne sait jamais ce qui se passe dans le cœur des femmes, – même quand elles le disent! Quelques amis pourtant reçurent de ses lettres. Depuis longtemps, à chacune de ses absences, elle écrivait au baron de Vendel. Ainsi fit-elle cette fois comme toujours. On le savait; on lui demanda des nouvelles de la comtesse, et l'on apprit par lui qu'elle avait été appelée en toute hâte près d'un oncle malade dangereusement. Au bout d'un mois, Axel lui-même reçut une lettre. C'était la première fois que Mme de Rudden lui écrivait. Axel était l'ami de Georges.

      Le chevalier courut chez M. de Simiane. Il entra dans son cabinet, la lettre à la main, et toute ouverte.

      «Si vous croyez que je m'y trompe! lui dit-il; à d'autres, mon cher!.. On ne m'adresse à moi que l'enveloppe! Mais ce n'est pas à mon mérite que je dois cette aimable lettre; je crois donc remplir les intentions de l'auteur…

      – Est-ce qu'elle parle de moi? dit Georges en prenant le billet.

      – Vous êtes plus amoureux que je ne pensais! Et les convenances? Sachez donc que vous n'êtes pas même nommé, et qu'il n'y a point de post-scriptum

      Georges dévorait la lettre des yeux.

      «Elle a d'autres correspondants que moi, reprit Axel; mais elle sait que je suis votre ami, et elle veut que vous la lisiez.

      – Je vous préviens que je n'en crois rien, répondit le comte tout en lisant.

      – Français et modeste!» reprit Axel en riant.

      La lettre était courte et simple. La comtesse annonçait la mort de son oncle, et disait qu'elle resterait quelques semaines encore près de la veuve et des enfants: elle ajoutait qu'elle regrettait Stockholm; elle chargeait le chevalier de lui envoyer des livres. C'était à peu près tout. Du reste, pas un mot de Georges. Mme de Rudden ne faisait point une seule allusion qui se pût rapporter à lui dans sa lettre; mais on découvrait dans son ensemble une nuance de rêverie tendre et des expressions à demi voilées de souvenirs et d'amitié, dont la gracieuse comtesse n'avait jamais encore senti le besoin vis-à-vis d'Axel.

      «Vous remarquerez, dit le chevalier, qu'elle a écrit en français.

      – C'est la langue de la cour, et vous vous en servez volontiers dans le monde.

      – Oui, mais jamais entre nous, à moins que… enfin ne m'en faites pas dire davantage.»

      Valborg sortit en oubliant la lettre.

      Georges passa la journée à la lire et à la relire. Il en creusa les phrases, et il en pesa les expressions, s'efforçant de découvrir le mot pensé sous le mot écrit. Mais elle était d'une convenance et d'une mesure parfaites. Ce sont les qualités qui distinguent les femmes du vrai monde. Georges put soupçonner une intention générale, si le chevalier disait vrai; mais rien de particulier dont il dût tirer avantage. Sans doute, c'était peu pour lui; mais pour elle, n'était-ce point déjà beaucoup? Il obtint du chevalier la permission de faire lui-même la réponse que celui-ci devait envoyer à la comtesse. Le premier jet ne lui réussit pas: il s'aperçut à la lecture que cette lettre d'un ami était celle d'un amoureux, qu'il mettait une déclaration dans la bouche du chevalier, et que sa passion brûlante courait sous la plume froide d'Axel. «Cela est trop, se dit-il, et puis, si la comtesse s'y trompait, si elle attribuait au chevalier qu'il ne lui dit que pour moi! il y a là un danger et la chose est délicate.» Il jeta son brouillon au feu, recommença et fut plus content de la seconde épreuve. C'était à peu près possible. Il parlait d'amitié, de souvenir… des vifs souvenirs que la comtesse laissait partout, des regrets qui l'avaient suivie, des espérances qui l'attendaient… Si réservée que l'expression fût toujours, on devinait comme un trouble secret… Après une phrase assez émue, Georges glissa son nom assez habilement, en disant qu'il avait plus d'une fois demandé des nouvelles de la comtesse: rien de plus. Axel relut, approuva la rédaction, en se félicitant lui-même des progrès qu'il avait faits dans la langue française. «Ce n'est plus du français de Stockholm, c'est du français de Paris, disait-il, et je ne jurerais pas que l'on ne s'en apercevra point quelque part… mais je ne crois pas que l'on s'en fâche,» ajouta-il. Il recopia la lettre et l'envoya.

      Au bout de trois semaines, Axel reçut un second billet plus court que l'autre. Il le porta sur-le-champ à son ami. Georges y trouva comme un souffle de printemps: l'espérance y battait des ailes; la vie courait et frémissait dans ces lignes écrites à la hâte pour demander les drames de Schiller et la Saga de Frithiof. La comtesse y parlait avec une émotion visible de l'heureux retour et du cher revoir, dont elle ne fixait point encore l'époque.

      V

      Cependant les premières brises de mai passent tièdes sur les montagnes; la sève court dans les branches flétries qui se relèvent, les bourgeons roses s'entr'ouvrent, et les feuilles se déplient, vertes au bout des rameaux noirs encore et déjà gonflés; la mousse refleurit avec la bruyère sur les rochers de granit, et les cataractes, secouant leurs chaînes de glace, sonnent et retentissent dans les bois.

      Le Mélar était libre, comme le lac Clara, son voisin; les steamers reprenaient chaque matin leur route vers le Nord. L'aristocratie, que ne retenaient point à Stockholm les affaires de la diète ou des charges à la cour, en attendant la saison des bains ou des voyages, retournait à ses villégiatures dans les châteaux.

      Georges voulut faire quelques visites aux familles dans lesquelles il avait été reçu l'hiver. Rien de plus facile autour de Stockholm. Le bateau vous emporte le matin et vous rapporte le soir, après avoir parcouru les détours du lac, sondant ses golfes, effleurant ses îles, visitant ses villages, prenant et débarquant partout ses passagers.

      La première excursion de M. de Simiane le conduisit au château de Skokloster, sur la rive occidentale du lac Clara. La famille illustre qui habite ce splendide domaine marche à la tête de la noblesse du royaume, et elle accueille le visiteur avec cette simplicité, cette courtoisie et cette grâce à la fois familière et digne, qui tient des réceptions princières et de l'hospitalité patriarcale.

      Georges ne trouva au château que la vieille comtesse douairière de Brahé. La famille, qui se composait de sa bru, veuve comme elle, et de deux jeunes enfants était allée battre les buissons dans le parc avec une amie en visite. Georges fut retenu à dîner. Le château est curieux pour un étranger, tout plein de souvenirs d'héroïsme et d'amour. Mme de Brahé racontait avec le charme infini de ces grandes dames d'autrefois, qui ont tout vu et qui savent tout dire; les heures s'écoulèrent donc assez vite, et la noble hôtesse en était encore à la seconde édition de cette élégie sentimentale de la belle Ebba Brahé, qui fut la Bérénice et la Marie Mancini de Gustave-Adolphe, quand Georges, jetant un œil distrait par la fenêtre ouverte, aperçut deux jeunes enfants, le frère et la sœur, qui s'en venaient courant dans la grande allée du parc. Deux femmes les suivaient: l'une était la comtesse de Brahé, avec laquelle Georges avait dansé une fois ou deux pendant les dernières fêtes de l'hiver; l'autre… elle se retournait en ce


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