L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793. Joseph Bertrand

L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793 - Joseph Bertrand


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toujours d’ailleurs, on voit l’Académie favorable et sympathique aux véritablement grands hommes, applaudir à leurs premiers essais, leur ouvrir ses rangs au plus vite et les élever sans trop tarder au plus haut degré de sa hiérarchie. De regrettables exceptions existent cependant et pour n’en citer qu’une seule, je rapporterai simplement et sans commentaires l’histoire des candidatures académiques de Laplace.

      Laplace, qui brilla plus tard dans la première classe de l’Institut comme le représentant le plus illustre et le plus respecté de l’ancienne Académie des sciences, n’avait pas rencontré d’abord autant d’empressement et de bienveillante justice que ses prédécesseurs d’Alembert et Clairaut, et les louanges sont mesurées à ses premiers et excellents travaux avec une circonspection presque défiante.

      Laplace, âgé de vingt ans, inspiré par la lecture de Lagrange et d’Euler, avait voulu dans une première communication à l’Académie expliquer, confirmer et perfectionner, pour les fondre dans un ensemble nouveau, plusieurs beaux mémoires de ceux qu’il devait bientôt égaler. Les rapporteurs de l’Académie signalent le mérite d’un tel travail sans en dissimuler les défauts. «Il nous paraît, disent-ils, que le mémoire de M. Laplace annonce plus de connaissances mathématiques et plus d’intelligence dans l’usage du calcul qu’on n’en rencontre ordinairement à cet âge dans ceux qui n’ont pas un vrai talent. Nous jugeons que les remarques nouvelles dont nous avons parlé méritent l’approbation de l’Académie et qu’ainsi le mémoire doit être imprimé dans le recueil des savants étrangers, en priant seulement M. Laplace d’abréger ce qui n’est pas à lui et de se servir des notations plus communes et plus commodes de M. Euler et de M. Lagrange.»

      Dans un rapport sur un second mémoire, Condorcet et Bossut, sans produire aucune objection ni lui imputer aucune erreur précise, affaiblissent leurs louanges par un doute formel sur l’exactitude de sa méthode. «Ce mémoire, disent-ils, prouve que M. de Laplace réunit des talents à beaucoup de connaissances, qu’il a approfondi les matières les plus épineuses de l’astronomie physique, et l’on doit l’exhorter à continuer le travail qu’il a annoncé et où il donnera les résultats de celui-ci. Nous craignons cependant que sa méthode ne soit pas suffisante pour résoudre complétement et sûrement par la théorie de la gravitation le problème de la variation de l’obliquité de l’écliptique et pour décider irrévocablement cette grande question. Mais malgré ce qui peut rester d’incertitude, son mémoire nous paraît mériter l’approbation de l’Académie.»

      Et à l’occasion des mémoires suivants où se révèle clairement déjà la grandeur et l’excellence de la fin qu’il se propose: «L’impression du mémoire de M. de Laplace sera très-agréable aux géomètres, mais le temps et la réunion de leurs suffrages pourront seuls apprendre à quel point de précision M. de Laplace a porté la solution de ces problèmes.»

      Ces trois rapports sont signés de Condorcet et de Bossut. D’Alembert, à son tour, à l’occasion d’un beau et grand travail, mêle froidement à de justes louanges des témoignages de doute et de défiance. Commençant par applaudir aux efforts du jeune géomètre, il le loue d’avoir montré une constance peu commune dans le travail et un grand savoir dans l’analyse infinitésimale et dans l’astronomie physique, mais il ajoute un peu sèchement: «Quant aux points sur lesquels il n’est pas d’accord avec les géomètres qui l’ont précédé, nous ne pouvons pas prononcer s’il a raison ou tort; il faudrait, pour juger le procès, vérifier une longue suite de calculs, discuter les méthodes d’approximation qu’on a employées jusqu’ici dans cette théorie, peser le degré de préférence qu’elles peuvent mériter les unes sur les autres, ce qui demanderait un travail que nous ne croyons pas que l’Académie veuille exiger de nous. Le moyen le plus simple que M. de Laplace puisse employer pour justifier l’exactitude de sa méthode est de nous donner, d’après elle, de bonnes tables astronomiques. Il le promet et l’Académie le verra avec intérêt.»

      Lors même que, sans descendre des hauteurs de la science, Laplace, comme pour se délasser des calculs approximatifs, mêle à ses fermes ébauches de mécanique céleste la solution rigoureuse et parfaite de problèmes d’analyse pure, ou se joue avec l’aisance la plus subtile dans les ingénieuses théories du calcul des chances, l’Académie, par ses louanges embarrassées et ambiguës, persiste à le traiter comme un apprenti qui n’a pas encore donné le coup de maître. «Nous nous bornons à observer et conclure, disent les commissaires de l’Académie en rendant compte de l’une de ses découvertes, que ce mémoire est savant, que l’auteur résout par une méthode uniforme plusieurs équations difficiles et que ces recherches ne peuvent que tendre à perfectionner la théorie des suites et cette branche de l’analyse.»

      Malgré toutes ces réserves et ces atténuations, ce n’est pas sans étonnement qu’on lit au procès-verbal du 16 janvier 1775: «L’Académie ayant procédé à l’élection de deux sujets pour remplir la place d’adjoint vacante par la promotion de M. de Condorcet à celle d’associé, la classe a proposé MM. Desmarest, Rochon, de Laplace, Vandermonde et Girard de la Chapelle. L’Académie ayant été aux voix, les premières ont été pour M. Desmarest, les secondes pour M. de La Chapelle.»

      Six mois après, l’Académie procède de nouveau à l’élection d’un membre adjoint dans la classe des géomètres et vote unanimement pour Vandermonde. Douze votants seulement sur dix-sept, en préférant Laplace à un inconnu nommé Mauduit, lui accordent le second rang. Le 14 mars 1776, l’Académie, sur un rapport de la section compétente, lui préfère dans une élection nouvelle le très-honorable mais très-médiocre Cousin.

      L’ennui de ces échecs et les démarches nécessaires à de continuelles candidatures ne ralentissent pas l’ardeur de Laplace. Toujours animé à la poursuite de son œuvre, sans dépit apparent, sans amertume et sans se soucier des contradictions, il fait paraître incessamment dans de nouveaux mémoires cette abondance d’expédients et cette force presque irrésistible qui, lorsqu’elle est impuissante à surmonter ou à tourner un obstacle, le heurte de front et le brise en l’arrachant par morceaux. Émule de d’Alembert et de Clairaut, il se montre déjà seul capable en France de succéder à leur réputation, lorsque l’Académie, déclarant dans un nouveau rapport qu’il «a acquis dès à présent un rang distingué parmi les géomètres,» le nomme enfin adjoint dans la section de géométrie, en accordant la seconde place sur la liste de présentation au nommé Margueret, qu’elle préfère à Monge et à Legendre. Membre de la Compagnie et assidu à ses séances, Laplace y prendra-t-il le rang dû à son génie? Franchira-t-il rapidement les deux degrés inférieurs de la hiérarchie académique? Non, il lui faut encore avec de longs retards essuyer d’injurieux échecs.

      En 1780 il est encore adjoint, et l’Académie présente pour une place d’associé dans la section de géométrie Vandermonde en première ligne et Monge en seconde ligne, plaçant ainsi les candidats, en supposant qu’elle accordât le troisième rang à Laplace, dans l’ordre précisément inverse de celui que leur assigne la postérité. C’est en 1783 seulement que Laplace, âgé de trente-quatre ans, est nommé associé dans la section de mécanique, où l’Académie avait appelé déjà de préférence à lui, Rochon et Jeaurat; Jeaurat qui n’est connu par aucune découverte et dont on ne cite qu’un seul trait: Quand il rencontrait un confrère géomètre, il lui disait du plus loin en faisant allusion à la théorie des équations: «Eh bien! c’est-il égal à zéro?» Des préférences aussi aveugles si elles étaient moins rares condamneraient à jamais le recrutement par élection, en enlevant toute autorité aux jugements académiques. Leur explication la plus apparente est, si je ne me trompe, dans les dispositions de d’Alembert, dont l’influence considérable alors au plus haut point ne s’exerça jamais en faveur de Laplace. Bon, généreux, loyal et ami de toutes les gloires, d’Alembert ignora toujours les sentiments d’une mesquine jalousie; sa droiture cependant, il est permis de le rappeler, n’allait pas jusqu’à l’impartialité.

      La belle intelligence et l’honorable caractère du futur marquis de Laplace imposaient plus le respect qu’ils n’attiraient l’amitié, et l’esprit hautain, qui dans la suite de sa vie acceptait si bien et exigeait presque


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