Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2. Dozy Reinhart Pieter Anne
à des remords de conscience120. Nous ne voulons pas nier que Hacam, qui était cruel et féroce par intervalles, mais qui revenait toujours à des sentiments plus humains, ne se soit reproché comme des crimes certains ordres qu’il avait donnés dans un moment de fureur, comme lorsqu’il fit couper la tête aux faquis enfermés dans la prison de la Rotonde; mais il nous semble pourtant que les clients omaiyades qui, en écrivant l’histoire de leurs patrons, faisaient des efforts inouïs pour réhabiliter la mémoire d’un prince relégué par le clergé au fond de l’enfer121, ont exagéré son repentir; car, à en juger par le témoignage de Hacam lui-même, c’est-à-dire par les vers qu’il adressa à son fils peu de temps avant de mourir, il était fermement convaincu qu’il avait le droit d’agir comme il l’avait fait. Voici ces vers, par lesquels nous conclurons ce récit:
De même qu’un tailleur se sert de son aiguille pour coudre ensemble des pièces d’étoffe, de même je me suis servi de mon épée pour réunir mes provinces disjointes; car depuis l’âge où j’ai commencé à raisonner, rien ne m’a répugné autant que le démembrement de l’empire. Demande maintenant à mes frontières si quelque endroit y est au pouvoir de l’ennemi; elles te répondront que non, mais si elles te répondaient que oui, j’y volerais revêtu de ma cuirasse et l’épée au poing. Interroge aussi les crânes de mes sujets rebelles, qui, semblables à des pommes de coloquinte fendues en deux, gisent sur la plaine et étincellent aux rayons du soleil: ils te diront que je les ai frappés sans leur laisser de relâche. Saisis de terreur, les insurgés fuyaient pour échapper à la mort; mais moi, toujours à mon poste, je méprisais le trépas. Si je n’ai épargné ni leurs femmes ni leurs enfants, ç’a été parce qu’ils avaient menacé ma famille, à moi; celui qui ne sait pas venger les outrages qu’on fait à sa famille, n’a aucun sentiment d’honneur et tout le monde le méprise. Quand nous eûmes fini d’échanger des coups d’épée, je les contraignis à boire un poison mortel; mais ai-je fait autre chose qu’acquitter la dette qu’ils m’avaient forcé à contracter avec eux? Certes, s’ils ont trouvé la mort, ç’a été parce que leur destinée le voulait ainsi.
Je te laisse donc mes provinces pacifiées, ô mon fils! Elles ressemblent à un lit sur lequel tu peux dormir tranquille, car j’ai pris soin qu’aucun rebelle ne trouble ton sommeil122.
V
Jamais encore la cour des sultans d’Espagne n’avait été aussi brillante qu’elle le devint sous le règne d’Abdérame II, fils et successeur de Hacam. Amoureux de la superbe prodigalité des califes de Bagdad, de leur vie de pompe et d’apparat, ce monarque s’entoura d’une nombreuse domesticité, embellit sa capitale, fit construire à grands frais des ponts, des mosquées, des palais, et créa de vastes et magnifiques jardins sur lesquels des canaux répartissaient les torrents des montagnes123. Il aimait aussi la poésie, et si les vers qu’il faisait passer pour les siens n’étaient pas toujours de lui, du moins il récompensait généreusement les poètes qui lui venaient en aide. Au reste, il était doux, facile et bon jusqu’à la faiblesse. Même quand il avait vu de ses propres yeux que ses serviteurs le volaient, il ne les punissait pas124. Sa vie durant, il se laissa dominer par un faqui, par un musicien, par une femme et par un eunuque.
Le faqui était le Berber Yahyâ, que nous connaissons déjà comme l’instigateur principal de la révolte du faubourg. Le mauvais succès de cette tentative l’avait convaincu qu’il avait fait fausse route; il savait maintenant que, pour devenir puissant, le clergé, au lieu de se montrer hostile au prince, doit s’insinuer avec adresse dans sa faveur et s’appuyer sur lui. Quoique sa fière et impétueuse nature se pliât difficilement au rôle qu’il avait cru devoir prendre, son sans-gêne, sa franchise acerbe et sa sauvage brusquerie ne lui nuisaient pas trop dans l’esprit du monarque débonnaire, qui, bien qu’il eût étudié la philosophie125, avait de grands sentiments de piété et qui prenait les colères farouches de l’altier docteur pour les élans d’une vertueuse indignation. Il tolérait donc ses propos hardis et jusqu’à ses bourrasques, se soumettait docilement aux rudes pénitences que ce sévère confesseur lui imposait126, pliait la tête devant le pouvoir de ce tribun religieux, et lui abandonnait le gouvernement de l’Eglise et la direction de la judicature. Révéré par le monarque, soutenu par la plupart des faquis, par la bourgeoisie qui le craignait127, par le bas peuple dont la cause s’était identifiée avec la sienne depuis la révolte, et même par certains poètes128, classe d’hommes dont l’appui n’était nullement à dédaigner, Yahyâ jouissait d’un pouvoir immense. Et pourtant il n’avait aucun emploi, aucune position officielle; s’il gouvernait tout dans sa sphère, c’était par le seul éclat de sa renommée129. Despote au fond du cœur, quoique auparavant il eût bafoué le despotisme, il l’exerçait sans scrupule maintenant que les circonstances l’y conviaient. Les juges, s’ils voulaient conserver leurs postes, devaient se faire les instruments aveugles de ses volontés. Le sultan, qui avait parfois quelque velléité de s’affranchir de l’empire que Yahyâ s’était arrogé sur lui, promettait plus qu’il ne pouvait en s’engageant à les soutenir130. Tous ceux qui osaient lui résister, Yahyâ les brisait; mais d’ordinaire, s’il voulait défaire un cadi qui lui déplaisait, il n’avait qu’à lui dire: «Donne ta démission!131»
L’influence de Ziryâb le musicien n’était pas moins grande, bien qu’elle s’exerçât dans une autre sphère. Il était de Bagdad. Persan d’origine, ce semble, et client des califes abbâsides, il avait appris la musique sous le célèbre chanteur Ishâc Maucilî, lorsqu’un jour Hâroun ar-rachîd demanda à ce dernier s’il n’avait pas quelque nouveau chanteur à lui présenter. «J’ai un disciple qui chante assez bien, grâce aux leçons que je lui ai données, lui répondit Ishâc, et j’ai quelque raison de croire qu’un jour il me fera honneur. – Dis-lui alors qu’il vienne me trouver,» reprit le calife. Introduit auprès du monarque, Ziryâb gagna de prime abord son estime par ses manières distinguées et par sa conversation spirituelle; puis, questionné par Hâroun sur ses connaissances musicales: «Je sais chanter comme d’autres savent le faire, lui répondit-il; mais en outre, je sais ce que d’autres ne savent pas. Ma manière, à moi, n’est faite que pour un connaisseur aussi exercé que l’est votre seigneurie. Si elle le veut bien, je vais lui chanter ce qu’aucune oreille n’a encore entendu.» Le calife y ayant consenti, on présenta au chanteur le luth de son maître. Il refusa de s’en servir et demanda celui qu’il avait fait lui-même. «Pourquoi refuses-tu le luth d’Ishâc? lui demanda alors le calife. – Si votre seigneurie désire que je lui chante quelque chose selon la méthode de mon maître, lui répondit Ziryâb, je m’accompagnerai de son luth; mais si elle veut connaître la méthode que j’ai inventée, il me faut le mien de toute nécessité.» Sur ce il lui expliqua de quelle manière il avait fait ce luth, et se mit à lui chanter une chanson qu’il avait composée. C’était une ode à la louange de Hâroun, et ce monarque en fut ravi à un tel point qu’il reprocha durement à Ishâc de ne pas lui avoir présenté plus tôt ce merveilleux chanteur. Ishâc s’excusa en disant, ce qui était vrai, que Ziryâb lui avait soigneusement caché qu’il travaillait de génie; mais aussitôt qu’il se trouva seul avec son disciple, il lui dit: «Tu m’as indignement trompé en me faisant mystère de la portée de ton talent. Je serai franc avec toi, et je te dirai que je suis jaloux de toi, comme les artistes qui cultivent le même art et qui sont égaux en mérite, le sont toujours les uns des autres. En outre, tu as plu au calife, et je sais que sous peu tu vas me supplanter dans sa faveur. C’est ce que je ne pardonnerais à personne, pas même à mon fils; et n’était que je sens pour toi un reste d’affection parce que tu es mon élève, je ne me ferais
120
Voyez Ibn-al-Coutîa, fol. 23 r., Ibn-Adhârî, t. II, p. 82.
121
Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 41,
122
123
Ibn-Adhârî, t. II, p. 93; Maccarî, t. I, p. 223; Euloge,
124
Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 94.
125
Maccarî, t. I, p. 223.
126
Voyez Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 20 éd. Wüstenfeld.
127
Voyez Khochanî, p. 257.
128
Voyez Khochanî, p. 265-6.
129
Cf. Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 20.
130
Voyez Khochanî, p. 265-6.
131
Ibn-Adhârî, t. II, p. 83.