Histoire de Sibylle. Feuillet Octave
songe pas un instant, madame, veuillez le croire; mais j'ai l'âme navrée, je vous le confesse: outre que je ne renonce point sans amertume à faire profiter ma petite-fille des talents, et je dirai même, quoi qu'il en puisse être, des vertus de cette personne, je frémis du coup que je vais porter à un coeur aussi sensible, aussi délicat que m'a paru l'être celui de miss O'Neil. Moi-même j'aurai contribué, par l'imprudence de mon langage, – mais mon propre coeur m'entraînait, – à lui rendre ce mécompte plus poignant. Oui, je donnerais un de mes bras tout à l'heure pour lui épargner et pour m'épargner à moi-même l'explication et la séparation qui semblent désormais nécessaires.
– Cela est dur assurément, mon ami, dit la marquise; mais si vous reconnaissez que cela est nécessaire…
– Le plus tôt sera le mieux, interrompit brutalement madame de
Beaumesnil.
– Pardon, madame, répliqua un peu vivement le marquis; mais vous ne prétendez pas sans doute que je chasse cette jeune femme comme un voleur, si protestante qu'elle puisse être!
Il y eut une nouvelle pause de silence, après laquelle la marquise reprit avec douceur:
– J'allais dire, mon ami, que, si vous le désiriez, je me chargerais d'interpréter vos intentions à miss O'Neil.
– Non, ma chère, non. Vous voulez toujours prendre les peines pour vous. Cela n'est pas juste. Miss O'Neil est-elle seule en ce moment que vous sachiez?
– Sibylle est avec elle.
– Faites appeler l'enfant.
La pauvre miss O'Neil cependant, lorsqu'elle était demeurée seule avec Sibylle après le départ de la marquise, avait lu facilement dans les yeux de son élève la prévention peu favorable qu'elle lui inspirait. Elle s'était bien gardée de chercher à vaincre cette antipathie par des prévenances et des caresses inopportunes. Elle n'embrassa même point Sibylle, bien qu'elle en mourût d'envie. Lui souriant seulement le plus doucement qu'elle put, elle l'emmena dans sa chambre, sous le prétexte, toujours bien accueilli des enfants, de la faire assister au déballage de ses caisses. Miss O'Neil, en effet, commença par exposer à la lumière son humble trousseau qu'elle casa ensuite dans les armoires avec méthode. Pendant cette partie de l'opération, qui du reste ne fut pas longue, Sibylle, debout au milieu de la chambre, les bras croisés par derrière, le front soucieux, contemplait sans mot dire, et non sans dédain, les allées et venues de l'affairée miss O'Neil, qui lui semblait, en vérité, se donner beaucoup de peine pour peu de chose; mais son joli visage se détendit et s'éclaira bientôt du plus vif intérêt, quand elle vit sortir successivement des profondeurs d'une caisse l'herbier de miss O'Neil, puis sa palette, ses pinceaux et son chevalet, enfin une demi-douzaine de tableaux, ouvrage de miss O'Neil. Les questions de l'enfant commencèrent alors ardentes et pressées; mais elles s'arrêtèrent soudain devant une vision plus éclatante et plus mystérieuse encore: c'était une harpe que l'Irlandaise dégageait de son étui; et quand miss O'Neil, ayant placé l'instrument sur sa base dorée, crut devoir en tirer quelques accords d'un air rêveur, l'enthousiasme de Sibylle pour cette merveilleuse étrangère ne connut plus de bornes.
– Vous m'apprendrez tout ce que vous savez, miss O'Neil?
– Tout, certainement, ma chérie.
– Je saurai, comme vous, le nom de toutes les fleurs?
– De toutes les fleurs, mon enfant.
– Je jouerai de ce bel instrument, comme les anges?
– Comme les anges.
– Et je ferai des tableaux comme les vôtres?
– Assurément, et meilleurs que les miens, j'espère.
– Je ne crois pas que cela soit possible, miss O'Neil, car ils sont superbes.
Et pour témoigner sans retard à miss O'Neil sa respectueuse admiration, Sibylle s'empressa de lui rendre tous les petits services que l'occasion pouvait réclamer. Elle l'aida de son mieux à classer et à ranger dans la chambre toutes ses richesses, et quand le moment fut venu de suspendre les tableaux, Sibylle, montée sur une chaise, présenta les clous à miss O'Neil. Ces tableaux, par parenthèse, sans être aussi superbes qu'ils le paraissaient à Sibylle, ne laissaient pas d'avoir quelque mérite, surtout par le sentiment et par la couleur; mais on pouvait leur reprocher une certaine monotonie de composition. Presque tous, effectivement, représentaient le même sujet, avec de très-légères variantes, comme l'indiquaient d'ailleurs les inscriptions, vraiment superflues, que miss O'Neil, dans sa modestie, avait jugé prudent de faire graver sur les cadres: Vue d'un lac au clair de lune (par miss O'Neil). – La lune se levant sur un lac (par miss O'Neil). – Le lac. Effet de lune (par miss O'Neil), etc.
L'Irlandaise, ayant terminé ce travail avec le concours de son officieuse petite amie, prit dans le fond de la caisse un dernier tableau qui était enveloppé précieusement d'une gaîne de toile cirée.
– Celui-ci, mon enfant, dit miss O'Neil, n'est point de moi: c'est le dernier souvenir de la jeune fille qui a été avant vous mon unique élève. Elle a travaillé secrètement à cette toile, la pauvre enfant, pendant tout le mois qui a précédé mon départ, et en me la remettant elle m'a priée de ne la découvrir que quand je serais arrivée à ma destination. Ce n'est donc pas sans émotion, mon enfant, je vous l'avoue, que je vais détacher cette enveloppe.
L'enveloppe fut détachée d'une main tremblante. Le tableau, sur lequel miss O'Neil attacha aussitôt son regard impatient, représentait un lac vert-pomme, violemment éclairé par une lune monstrueuse, et au milieu du lac, dans un berceau flottant comme celui de Moïse, un enfant dont les traits, tournés à la caricature, offraient avec ceux de miss O'Neil une ressemblance grotesque. Sur le cadre on lisait: Naissance de miss O'Neil sur un lac. Effet de lune.
L'élève de miss O'Neil, jeune personne d'une humeur enjouée apparemment, avait cru très-ingénieux, très-plaisant et très-aimable de laisser pour adieu à son institutrice cette allusion piquante à ses prédilections pittoresques. Miss O'Neil, malheureusement, n'en jugea pas comme son élève, car elle fondit en larmes, et, tombant tout éplorée sur une chaise:
– Oh,! dit-elle, quelle cruauté! C'est donc vrai… j'ai eu beau faire… elle n'a pas de coeur!.. Non, elle n'en a pas!.. Ah! que j'ai de peine!.. Vous ne pouvez pas comprendre, ma pauvre petite, poursuivit-elle en pressant avec angoisse les mains de Sibylle, qui ne comprenait pas effet, mais qui la regardait avec une émotion sympathique; mais tenez, je vais vous expliquer: cette jeune fille, que j'ai élevée, soignée, caressée pendant dix ans, comme une fleur chérie; pendant dix ans, elle a été jour et nuit ma vie, mon culte, ma passion… Pour ne pas la quitter, je lui offrais d'être sa servante et la servante de ses enfants!.. Eh bien, sa dernière pensée, sa dernière parole, est une moquerie, une dureté, une insulte!.. Vous ne pouvez pas savoir ce que je souffre, pauvre petite, vous ne pouvez pas… c'est impossible! Imaginez que je suis seule au monde, plus seule qu'une autre, parce que je suis laide et disgraciée, et que cela me condamne à être toujours seule, sans affection, sans mari, sans enfants!.. Et j'aurais été une si bonne mère, voyez-vous, Sibylle, une si tendre mère!.. Elle le sait bien, elle, cette malheureuse, que j'ai aimée plus que sa mère ne l'aima jamais. Et voilà… elle me brise le coeur!
Et la pauvre fille cacha sa tête dans ses mains.
– Ne pleurez pas, miss O'Neil, dit Sibylle, essayant de lui prendre les mains; vous ne serez plus seule maintenant. Ma mère, à moi, est au ciel, vous la remplacerez: le voulez-vous?
– Oh! Dieu! chère petite! dit miss O'Neil, qui sanglotait.
– Nous ne nous quitterons jamais, miss O'Neil.
– Non, non, jamais.
– Comment vous appelez-vous, miss O'Neil?
– Augusta-Mary, murmura miss O'Neil à travers ses larmes.
– Eh bien, Augusta-Mary, nous ne nous quitterons jamais.
Miss O'Neil n'y put tenir: elle enleva l'enfant dans ses bras, et, la serrant convulsivement sur son coeur, elle la