Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte
m'efforçant de réchauffer mes doigts glacés; puis je promenai mon regard autour de moi: il n'y avait pas de lumière, mais la flamme incertaine du foyer me montrait par intervalles un mur recouvert d'une tenture, des tapis, des rideaux et des meubles d'un acajou brillant.
J'étais dans un salon, non pas aussi élégant que celui de Gateshead, mais qui pourtant me parut très confortable. Je m'efforçais de comprendre le sujet d'une des peintures suspendues au mur, lorsque quelqu'un entra avec une lumière; derrière, se tenait une seconde personne.
La première était une femme d'une taille élevée. Ses cheveux et ses yeux étaient noirs; son front, élevé et pâle. Bien qu'à moitié cachée dans un châle, son port me sembla noble et sa contenance grave.
«Cette enfant est bien jeune pour être envoyée seule,» dit-elle, en posant la bougie sur la table.
Elle m'examina attentivement pendant une minute ou deux, puis elle ajouta:
«Il faudra la coucher tout de suite; elle a l'air fatiguée. Êtes- vous lasse, mon enfant? me dit-elle en mettant sa main sur mon épaule.
– Un peu, madame.
– Et vous avez faim, sans doute? Avant de l'envoyer au lit, faites-lui donner à manger, mademoiselle Miller. Est-ce la première fois que vous quittez vos parents pour venir en pension, mon enfant?»
Je lui répondis que je n'avais point de parents; elle me demanda depuis quand ils étaient morts, quels étaient mon âge et mon nom, si je savais lire, écrire et coudre; ensuite elle me caressa doucement la joue, en me disant: «J'espère que vous serez une bonne enfant;» puis elle me remit entre les mains de Mlle Miller.
La jeune dame que je venais de quitter pouvait avoir vingt-neuf ans; celle qui m'accompagnait paraissait de quelques années plus jeune, la première m'avait frappée par son aspect, sa voix et son regard. Mlle Miller se faisait moins remarquer; elle avait un teint couperosé et une figure fatiguée; sa démarche et ses mouvements précipités annonçaient une personne qui doit faire face à beaucoup de devoirs; elle avait l'air d'une sous-maîtresse, et j'appris qu'en effet c'était son rôle à Lowood. Elle me conduisit de pièce en pièce, de corridor en corridor, à travers une maison grande et irrégulièrement bâtie. Un silence absolu, qui m'effrayait un peu, régnait dans cette partie que nous venions de traverser. Un murmure de voix lui succéda bientôt. Nous entrâmes dans une salle immense. À chaque bout se dressaient deux tables éclairées chacune par deux chandelles. Autour étaient assises sur des bancs des jeunes filles dont l'âge variait depuis dix jusqu'à vingt ans. Elles me semblèrent innombrables, quoiqu'en réalité elles ne fussent pas plus de quatre-vingts. Elles portaient toutes le même costume: des robes en étoffe brune et d'une forme étrange; et par-dessus la robe de longs tabliers de toile. C'était l'heure de l'étude; elles repassaient leurs leçons du lendemain, et de là provenait le murmure que j'avais entendu. Mlle Miller me fit signe de m'asseoir sur un banc près de la porte; puis, se dirigeant vers le bout de cette longue chambre, elle s'écria:
«Monitrices, réunissez les livres de leçons et retirez-les.»
Quatre grandes filles se levèrent des différentes tables, prirent les livres et les mirent de côté.
Mlle Miller s'écria de nouveau:
«Monitrices, allez chercher le souper.»
Les quatre jeunes filles sortirent et revinrent au bout de quelques instants, portant chacune un plateau sur lequel un gâteau, que je ne reconnus pas d'abord, avait été placé et coupé par morceaux Au milieu, je vis un gobelet et un vase plein d'eau. Les parts furent distribuées aux élèves, et celles qui avaient soif prirent un peu d'eau dans le gobelet qui servait à toutes. Quand arriva mon tour, je bus, car j'étais très altérée, mais je ne pus rien manger; l'excitation et la fatigue du voyage m'avaient retiré l'appétit. Lorsque le plateau passa devant moi, je pus voir que le souper se composait d'un gâteau d'avoine coupé en tranches.
Le repas achevé, Mlle Miller lut la prière, et les jeunes filles montèrent l'escalier deux par deux. Épuisée par la fatigue, je fis peu d'attention au dortoir; cependant il me parut très long, comme la salle d'étude.
Cette nuit-là, je devais coucher avec Mlle Miller; elle m'aida à me déshabiller. Une fois étendue, je jetai un regard sur ces interminables rangées de lits, dont chacun fut bientôt occupé par deux élèves. Au bout de dix minutes, l'unique lumière qui nous éclairait fut éteinte, et je m'endormis au milieu d'une obscurité et d'un silence complets.
La nuit se passa rapidement; j'étais trop fatiguée même pour rêver; je ne m'éveillai qu'une fois, et j'entendis le vent mugir en tourbillons furieux et la pluie tomber par torrents. Alors seulement je m'aperçus que Mlle Miller avait pris place à mes côtés. Quand mes yeux se rouvrirent, on sonnait une cloche; toutes les jeunes filles étaient debout et s'habillaient. Le jour n'avait pas encore commencé à poindre, et une ou deux lumières brillaient dans la chambre. Je me levai à contre-coeur, car le froid était vif, et tout en grelottant je m'habillai de mon mieux. Aussitôt qu'un des bassins fut libre, je me lavai; mais il fallut attendre longtemps, car chacun d'eux servait à six élèves. Une fois la toilette finie, la cloche retentit de nouveau. Toutes les élèves se placèrent en rang, deux par deux, descendirent l'escalier et entrèrent dans une salle d'étude à peine éclairée.
Les prières furent lues par Mlle Miller, qui, après les avoir achevées, s'écria:
«Formez les classes!»
Il en résulta quelques minutes de bruit. Mlle Miller ne cessait de répéter: «Ordre et silence.» Quand tout fut redevenu calme, je m'aperçus que les élèves s'étaient séparées en quatre groupes. Chacun de ces groupes se tenait debout devant une chaise placée près d'une table. Toutes les élèves avaient un volume à la main, et un grand livre, que je pris pour une Bible, était placé devant le siège vacant. Il y eut une pause de quelques secondes, pendant lesquelles j'entendis le vague murmure qu'occasionne toujours la réunion d'un grand nombre de personnes. Mlle Miller alla de classe en classe pour étouffer ce bruit sourd, qui se prolongeait indéfiniment.
Le son d'une cloche lointaine venait de frapper nos oreilles, lorsque trois dames entrèrent dans la chambre. Chacune d'elles s'assit devant une des tables. Mlle Miller se plaça à la quatrième chaise, celle qui était le plus près de la porte, et autour de laquelle on n'apercevait que de très jeunes enfants. On m'ordonna de prendre place dans la petite classe, et on me relégua tout au bout du banc.
Le travail commença; on récita les leçons du jour, ainsi que quelques textes de l'Écriture sainte. Vint ensuite une longue lecture dans la Bible; cette lecture dura environ une heure. Lorsque tous ces exercices furent terminés, il faisait grand jour. La cloche infatigable sonna pour la quatrième fois. Les élèves se séparèrent de nouveau et se dirigèrent vers le réfectoire. J'étais bien aise de pouvoir manger un peu. J'avais pris si peu de chose la veille, que j'étais à demi évanouie d'inanition.
Le réfectoire était une grande salle basse et sombre. Sur deux longues tables fumaient des bassins qui n'étaient pas propres malheureusement à exciter l'appétit. Il y eut un mouvement général de mécontentement lorsque l'odeur de ce plat, destiné à leur déjeuner, arriva jusqu'aux jeunes filles. La grande classe, qui marchait en avant, murmura ces mots:
«C'est répugnant, le potage est encore brûlé.
– Silence!» cria une voix; ce n'était pas Mlle Miller qui avait parlé, mais la maîtresse d'une classe supérieure, petite femme bien vêtue, mais dont l'ensemble avait quelque chose de maussade.
Elle se plaça au bout de la première table, tandis qu'une autre dame, dont l'extérieur était plus aimable, présidait à la seconde; Mlle Miller surveillait la table à laquelle j'étais assise; enfin une femme d'un certain âge, et qui avait l'air d'une étrangère, vint se placer à une quatrième table, vis-à-vis de Mlle Miller. J'appris plus tard que c'était la maîtresse de français. On récita une longue prière et on chanta un cantique; une bonne apporta du thé pour les maîtresses, et les préparatifs achevés, le repas commença.
J'avalai quelques cuillerées de mon bouillon, sans penser au goût qu'il pouvait avoir; mais quand ma faim fut un peu apaisée,