Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis. Dumas Alexandre

Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis - Dumas Alexandre


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le vieillard, si cela vous intéresse, je vais le demander à ma femme; elle se mêle de tout ce qui ne la regarde pas… elle doit le savoir.

      – Allez, allez, monsieur, cria Jacques Mérey; allez; je vous en supplie.

      Un instant après, le vieillard reparut, Jacques n'avait point respiré pendant son absence.

      – Eh bien?

      – C'était la vieille.

      Jacques chercha un appui contre la voiture et respira lentement.

      – Et l'autre, et l'autre? demanda-t-il d'une voix à peine intelligible.

      – L'autre?

      – Oui, l'autre femme, celle qui n'est pas morte, la jeune, qu'est-elle devenue?

      – Je ne sais pas. Il faut que je demande à ma femme.

      Et le vieillard s'apprêta à faire un nouveau voyage à la source.

      – Monsieur! monsieur! lui cria Jacques. Ne pourrais-je parler directement à votre femme? Il me semble que ce serait plus court.

      – Ce serait plus court, en effet, dit le vieillard; mais allez à la troisième fenêtre à partir de celle-ci, c'est celle de la chambre de madame Haal. Je ne lui permets pas de venir dans mon cabinet.

      Il disparut, et Jacques alla à la troisième fenêtre.

      Pendant ce temps un grand cercle de curieux s'était amassé autour du voyageur, et, comme les deux interlocuteurs avaient constamment parlé français, ceux des auditeurs qui comprenaient le français expliquaient la situation à ceux qui ne le comprenaient pas.

      La fenêtre s'ouvrit et madame Haal paru:

      C'était une petite vieille, toute coquette et toute bichonnée, qui commença par renvoyer son mari à son cabinet, et de l'air le plus aimable se mit à la disposition de Jacques.

      Ceux qui connaissent l'admirable bonhomie des Viennois ne s'étonneront point de ces détails. Ils sont dans les mœurs de cette population, l'une des meilleures et des plus obligeantes qu'il y ait au monde.

      Jacques ne laissa point à la petite vieille le temps de parler, et en excellent allemand:

      – Madame, lui dit-il, j'ai le plus grand intérêt à savoir le plus tôt possible ce qu'est devenue la plus jeune des deux dames françaises qui habitaient dans la maison qui touche à la vôtre.

      – Monsieur, répondit madame Haal, je puis vous le dire pertinemment; la plus jeune des deux dames, qui s'appelait mademoiselle Éva de Chazelay, est partie après les derniers devoirs rendus à sa tante, pour tâcher de retrouver en France un homme qu'elle aimait.

      – Oh! murmura Jacques Mérey, pourquoi ne suis-je pas resté avec mes amis pour mourir comme eux et avec eux!

      Et, sans s'inquiéter de la foule qui l'entourait, sentant son cœur se briser, il éclata en sanglots.

      IV

      LA SALLE LOUVOIS

      Le 30 pluviôse an IV (19 février 1796), jour de fête, où l'on venait de briser publiquement la planche des assignats, après une émission de quarante-cinq milliards cinq cents millions, mesure qui n'empêchait point le louis d'or de valoir sept mille deux cents francs en papier, – ce soir, disons-nous, il y avait grande illumination au théâtre Louvois, illumination que faisait d'autant mieux ressortir la masse sombre du théâtre des Arts, acheté un an auparavant à la Montansier, qui l'avait fait bâtir, à la grande terreur des gens de lettres, des savants et des bibliophiles, à cinquante pas de la bibliothèque nationale, sur la place où l'on ne voit plus aujourd'hui que des arbres ombrageant une belle fontaine, imitation des trois Grâces de notre grand sculpteur manceau Germain Pilon.

      Ce théâtre, que l'on appelait d'abord le théâtre Montansier, avait pris ensuite le nom de théâtre des Arts, puis il devint le théâtre de l'Opéra, jusqu'au moment où, le 13 février 1820, le duc de Berri fut assassiné sur ses marches par le sellier Louvel; assassinat qui fit décréter sa démolition.

      Une longue file de voitures, qui s'étendait dans la rue de Richelieu jusqu'à la maison qui a fait place à la fontaine Molière, déposait la foule des élégantes à la porte du théâtre Louvois, splendidement éclairé comme nous l'avons dit, et disparaissaient par la rue Sainte-Anne, au milieu des cris des commissionnaires se disputant avec les laquais pour ouvrir les portières des carrosses.

      Car, avec les maîtres, les laquais et les carrosses avaient reparu.

      – Faut-il une voiture, notre bourgeois? avait crié à la porte de la Comédie-Française, le soir même de l'exécution de Robespierre, un gamin qui, se faisant le héraut de l'aristocratie, saluait de ces quelques mots l'arrivée de la contre-révolution.

      Et depuis ce jour les voitures avaient reparu plus nombreuses qu'auparavant. Nous ne dirons cependant pas, comme beaucoup d'historiens, qu'après cette terrible journée la vieille France avait relevé la tête. Non, la vieille France avait disparu dans l'émigration, sur la place de la Concorde, comme on l'appelle maintenant, et la barrière du Trône, qui avait repris son ancien nom.

      Une seule guillotine étant insuffisante sur la place de la Révolution, on sait qu'une seconde avait été établie à la barrière du Trône.

      C'était, au contraire, une France toute nouvelle qui apparaissait, si nouvelle, que, connue des Parisiens, qui l'avaient vu naître, elle était demeurée à peu près inconnue au reste de la France.

      Costumes, mœurs, tournures, cette France nouvelle n'avait rien gardé de l'ancienne, pas même la langue. Racine et Voltaire, ces deux grands modèles du beau et du bon français, revenant en ce monde, se fussent demandé quel était le patois que parlaient les incroyables et les merveilleuses.

      Qui avait amené cette transformation dans les mœurs, dans les costumes, dans la tournure, dans le langage?

      D'abord le besoin qu'avait la France de jeter du sable et d'étendre des tapis sur les taches de sang qu'avait laissées partout le règne de la terreur.

      Puis, comme dans toutes les rénovations, un homme s'était fait l'incarnation des besoins du moment: avidité de vivre, de jouir, d'aimer.

      Cet homme, c'était Louis-Stanislas Fréron, filleul du roi Stanislas et fils d'Élie-Catherine Fréron, fondateur après Renaudot du journalisme en France.

      Stanislas Fréron, au milieu des excentricités sanglantes de cette époque, au milieu des Hébert, des Marat, des Collot-d'Herbois, fut une espèce de monstre à part.

      Nous ne croyons pas à ces caprices spontanés de la nature. Pour que l'homme devienne ce qu'ont été les Collot-d'Herbois, les Hébert, les Marat; pour que, pareils à des fous furieux, ils frappent au hasard dans la société, il faut que, justement ou injustement, la société ait d'abord frappé sur eux; il faut que, comme le comédien Collot-d'Herbois, ils aient été blessés dans leur orgueil par les huées et les sifflets de toute une salle; il faut que, comme le marchand de contre-marques Hébert, ils aient été laquais au service de gens injustes et violents, marchands de contre-marques et aboyeurs à la porte des théâtres, sans que ce double métier leur ait rapporté de quoi assouvir leur faim; il faut que, comme Marat, disgraciés de la nature, raillés par tout ce qui les entourait sur la laideur de leur visage, ils aient été vétérinaires quand ils voulaient être médecins, et aient saigné des chevaux quand ils avaient la vocation de saigner des hommes.

      Stanislas Fréron avait été courbé sous une de ces fatalités. Fils d'un des critiques les plus intelligents du dix-huitième siècle, qui avait jugé Diderot, Rousseau, d'Alembert, Montesquieu, Buffon, il avait vu son père commettre l'imprudence de s'attaquer à Voltaire.

      On ne s'attaquait pas impunément à ce gigantesque esprit. Voltaire avait saisi le journal que publiait Fréron, l'Année littéraire, dans ses mains osseuses; mais lui, qui avait déchiré sinon anéanti la Bible, ne put ni déchirer ni anéantir un journal.

      Il se rejeta sur l'homme.

      Tout le monde sait comment s'est exhalée cette


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