Eaux printanières. Turgenev Ivan Sergeevich

Eaux printanières - Turgenev Ivan Sergeevich


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chanteur, déclara la jeune filleen faisant un geste énergique de la main, il faut occuper le premierrang; le second ne vaut rien; et comment savoir si l'on est capable detenir la première place?

      Pantaleone prit part à la conversation et se déclara partisan de l'art.Il est vrai que ses arguments étaient assez faibles: il soutint qu'ilfaut avant tout posséder un certo estro d'epirazione– un certain éland'inspiration!

      Frau Lénore fit la remarque que certainement Pantaleone avait dûposséder cet estro et pourtant…

      – C'est que j'ai eu des ennemis, répondit lugubrement Pantaleone.

      – Et comment peux-tu savoir (les Italiens tutoient facilement) qu'Emilion'aura pas d'ennemis, lors même qu'il posséderait cet estro?

      – Eh bien! faites de lui un commerçant, dit Pantaleone dépité, maisGiovan' Battista n'aurait pas agi de la sorte, bien qu'il fût confiseurlui-même…

      – Mon mari, Giovan' Battista, était un homme raisonnable, et si dans sajeunesse il a cédé à des entraînements…

      Mais Pantaleone ne voulut plus rien entendre et sortit de la chambre enrépétant sur un ton de reproche: «Ah! Giovan' Battista!»

      Gemma dit alors que si Emilio se sentait un cœur de patriote, et s'iltenait à consacrer toutes ses forces à la délivrance de l'Italie, onpourrait pour cette œuvre sacrée sacrifier un avenir assuré, mais paspour le théâtre…»

      À ces mots, Frau Lénore devint très inquiète et supplia sa fille de nepas induire en erreur son jeune frère, mais de se contenter d'êtreelle-même, une affreuse républicaine!..

      Après avoir prononcé ces paroles, Frau Lénore se mit à gémir et seplaignit de son mal de tête; il lui semblait que son crâne allaitéclater.

      Gemma s'empressa de donner des soins à sa mère. Elle humecta le front deMadame Roselli d'eau de Cologne et souffla lentement dessus, puis ellelui baisa doucement les joues, posa la tête de Frau Lénore sur descoussins, lui défendit de parler et de nouveau l'embrassa. Alors, setournant vers Sanine, d'une voix à demi émue, à demi badine, ellecommença à faire l'éloge de sa mère.

      – Si vous saviez comme elle est bonne et comme elle a été belle!.. Quedis-je, elle l'a été, elle l'est encore maintenant… Regardez les yeuxde maman!

      Gemma sortit de sa poche un mouchoir blanc, en couvrit le visage de samère, puis abaissant lentement le rebord de haut en bas, elle découvritl'un après l'autre le front, les sourcils et les yeux de Frau Lénore; alors elle pria sa mère d'ouvrir les yeux.

      Frau Lénore obéit, et Gemma s'exclama d'admiration.

      Les yeux de Frau Lénore étaient en effet fort beaux.

      Gemma maintenant le mouchoir sur la partie inférieure du visage, quiétait moins régulière, se mit de nouveau à couvrir sa mère de baisers.

      Madame Roselli riait, détournait la tête et feignait de vouloirrepousser sa fille; Gemma de son côté faisait semblant de lutter avec samère, non pas avec des câlineries de chatte, à la manière française, mais avec cette grâce italienne qui laisse pressentir la force.

      Enfin Frau Lénore se déclara fatiguée. Gemma lui conseilla de faire lasieste dans ce fauteuil, en promettant que le monsieur russe etelle-même resteraient pendant ce temps aussi tranquilles que de petitessouris.

      Frau Lénore répondit par un sourire, poussa quelques soupirs ets'endormit. Gemma s'assit sur un tabouret près de sa mère et restaimmobile; de temps en temps d'une main elle portait un doigt sur seslèvres, de l'autre elle soutenait l'oreiller derrière la tête de samère, et chuchotait d'une voix insaisissable, regardant de traversSanine, chaque fois qu'il s'avisait de faire un mouvement quelconque.

      Bientôt Sanine resta immobile à son tour, comme hypnotisé, admirant detoutes les forces de son âme le tableau que formaient cette chambre àdemi-obscure où par-ci par-là rougissaient en points éclatants des rosesfraîches et somptueuses qui trempaient dans des coupes antiques decouleur verte, et cette femme endormie avec les mains chastementrepliées, son bon visage encadré par la blancheur neigeuse de l'oreilleret enfin ce jeune être tout entier à sa sollicitude, aussi bon, aussipur et d'une beauté inénarrable avec des yeux noirs, profonds, remplisd'ombre, et quand même lumineux…

      Sanine se demandait où il était? Était-ce un rêve? Un conte? Comment setrouvait-il là?

      XI

      La sonnette de la porte d'entrée tinta. Un jeune paysan en bonnet defourrure, avec un gilet rouge, entra dans la confiserie. C'était lepremier client de la journée.

      Frau Lénore dormait toujours, et Gemma craignit de la réveiller enretirant son bras.

      – Voulez-vous recevoir le client à ma place? demanda-t-elle à voix basseau jeune Russe.

      Sanine sortit aussitôt de la chambre sur la pointe des pieds et entradans la confiserie.

      Le paysan voulait un quart de pastilles de menthe.

      – Combien dois-je lui demander? dit Sanine à voix basse à travers laporte.

      – Six kreutzers, répondit Gemma sur le même ton.

      Sanine pesa un quart de livre, trouva du papier pour envelopper lamarchandise, confectionna un cornet, versa dedans les pastilles qu'ilrépandit de tous côtés, réussit non sans peine à les faire entrer dansle sac, et enfin les livra et reçut la monnaie.

      L'acheteur le contemplait avec stupéfaction en tournant son chapeau sursa poitrine, tandis que dans la chambre à côté Gemma se tenait la bouchepour étouffer son rire fou.

      À peine ce client fut-il sorti qu'il en vint un second, un troisième…

      – J'ai de la veine, pensa Sanine.

      Le second chaland demanda un verre d'orgeat, le troisième une demi-livrede bonbons.

      Sanine réussit à satisfaire à tous, il tourna énergiquement les cuillersdans les verres, remua les assiettes et sortit agilement les conserveset les bonbons des bocaux et des boîtes.

      Lorsqu'il fit son compte, il découvrit qu'il avait vendu trop bon marchél'orgeat, mais qu'il avait pris deux kreutzers de trop pour les bonbons.

      Gemma riait toujours sans bruit, et Sanine lui-même était d'une gaietéinusitée, dans un état d'esprit extraordinairement heureux.

      Il lui semblait qu'il resterait volontiers éternellement derrière cecomptoir à vendre des bonbons et de l'orgeat, pendant que cette bellejeune fille le regardait avec des yeux amicalement moqueurs, et que lesoleil d'été se frayant un chemin à travers l'épais feuillage desmarronniers, remplissait la chambre de l'or verdâtre des rayons ducouchant, et que le cœur se mourait d'une douce langueur de paresse,d'insouciance et de jeunesse – de première jeunesse.

      Le quatrième client demanda une tasse de café. Cette fois il futnécessaire de recourir à Pantaleone, et Sanine vint reprendre sa placeprès de Gemma. Frau Lénore dormait toujours, à la vive satisfaction desa fille.

      – Quand maman peut dormir, sa migraine passe tout de suite! expliqua

      Gemma.

      Sanine, toujours à mi-voix, parla de nouveau de «son commerce» ets'informa gravement du prix des marchandises. Gemma lui répondit sur lemême ton. Tous deux, pourtant, en leur for intérieur, sentaientparfaitement qu'ils jouaient la comédie.

      Tout à coup un orgue de Barbarie dans la rue joua l'air du Freischutz:

      «À travers les monts, à travers les plaines!»

      Les sons criards se répandirent, tremblotants et vibrant dans l'airimmobile.

      Gemma tressaillit.

      – Cette musique va réveiller maman!

      Sanine courut dans la rue, mit une poignée de kreutzers dans la main dujoueur d'orgue et le décida à se retirer.

      Lorsqu'il rentra dans la chambre, Gemma le remercia d'un léger signe detête, et avec un


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