Lettres à Madame Viardot. Turgenev Ivan Sergeevich

Lettres à Madame Viardot - Turgenev Ivan Sergeevich


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du pont. J'avais à peine dépassé l'obélisque que je vis venir en courant un homme sans chapeau, en habit noir, l'angoisse sur la figure, qui criait aux personnes qu'il rencontrait: «Mes amis, mes amis, l'Assemblée est envahie, venez à notre secours; je suis un représentant du peuple!»

      Je m'avançai aussi vite que je pus jusqu'au pont, que je trouvai barré par un détachement de gardes mobiles. Une confusion incroyable se répandit tout à coup dans la foule. Beaucoup s'en allaient; les uns affirmaient que l'Assemblée était dissoute, d'autres le niaient; enfin, un brouhaha inimaginable.

      Et cependant les dehors de l'Assemblée ne présentaient rien d'extraordinaire; les gardes la gardaient, comme si rien ne s'était passé. Un instant, nous entendîmes battre le rappel, puis tout se tut. (Nous sûmes plus tard que c'était le président lui-même qui avait ordonné de cesser de battre le rappel, par prudence, ou par lâcheté.)

      Deux grandes heures se passèrent ainsi! Personne ne savait rien de positif, mais l'insurrection paraissait avoir réussi.

      Je parvins à faire une trouée dans la haie des gardes du pont et je me plaçais sur le parapet. Je vis une masse de monde, mais sans bannières, courir le long des quais, de l'autre côté de la Seine…

      – Ils vont à l'Hôtel de Ville! s'écria quelqu'un près de moi; c'est encore comme au 24 février.

      Je redescendis avec l'intention d'aller à l'Hôtel de Ville… Mais dans ce moment nous entendîmes tout à coup un roulement prolongé de tambour, et un bataillon de la garde mobile apparut du côté de la Madeleine et vint fondre au pas de charge sur nous. Mais comme, à l'exception d'une poignée d'hommes dont l'un était armé d'un pistolet, personne ne leur fit résistance, il s'arrêtèrent devant le pont, après avoir conduit les émeutiers au poste.

      Cependant, même alors, rien ne paraissait décidé; je dirai plus: la contenance de ces gardes mobiles était passablement indécise. Pendant une heure au moins avant leur arrivée et un quart d'heure après, tout le monde croyait au triomphe de l'insurrection; on n'entendait que les mots: «C'est fini!» prononcés d'une façon joyeuse ou triste, suivant la façon de penser de ceux qui les prononçaient.

      Le commandant du bataillon, homme d'une figure éminemment française, joviale et résolue, fit à ses soldats un petit discours terminé par ces mots: «Les Français seront toujours Français. Vive la République!» Cela ne le compromettait pas.

      J'ai oublié de vous dire que, pendant ces deux heures d'angoisse et d'attente dont je vous ai parlé, nous avions vu une légion de gardes nationaux s'enfoncer lentement dans l'avenue des Champs-Élysées et traverser la Seine sur le pont qui se trouve vis-à-vis des Invalides. Ce fut cette légion qui prit les émeutiers par derrière et les délogea de l'Assemblée.

      Cependant le bataillon de gardes mobiles, venu de la Madeleine, avait été reçu par les bourgeois avec des transports de joie… Les cris de: «Vive l'Assemblée nationale» recommencèrent avec une nouvelle force. Tout à coup, le bruit se répandit que les représentants étaient rentrés dans la salle. Ce fut un changement à vue. Le rappel éclata de toutes parts; les gardes mobiles (mobiles en effet!) mirent leurs bonnets sur les pointes de leurs baïonnettes (ce qui, par parenthèse, produisit un effet prodigieux) et crièrent: «Vive l'Assemblée nationale!» Un lieutenant-colonel de la garde nationale accourut haletant, rassembla une centaine de personnes autour de lui et nous raconta ce qui s'est passé;

      «L'Assemblée est plus forte que jamais! s'écria-t-il. Nous avons écrasé les misérables… Oh! messieurs, j'ai vu des horreurs… des députés insultés, battus!..»

      Dix minutes plus tard, tous les abords de l'Assemblée furent encombrés de troupes; des canons arrivaient lourdement au grand trot des chevaux; des troupes de ligne, des lanciers… L'ordre, le bourgeois, avait triomphé, avec raison, cette fois.

      Je restai encore sur la place jusqu'à six heures… Je venais d'apprendre qu'à l'Hôtel de Ville aussi le gouvernement avait remporté la victoire… Je ne dînai ce jour-là qu'à sept heures.

      De toute la foule de choses qui me frappèrent, je n'en citerai que trois: ce fut en premier lieu l'ordre extérieur qui ne cessa de régner autour de la Chambre; ces joujoux de carton, appelés soldats, gardèrent l'insurrection aussi scrupuleusement que possible; après l'avoir laissé passer, ils se refermèrent sur elle. Il est vrai de dire que l'Assemblée, de son côté, se montra au-dessous de tout ce qu'on pouvait en attendre; elle écouta Blanqui pérorer pendant une demi-heure, sans protester! Le président ne se couvrit pas! Pendant deux heures, les représentants ne quittèrent pas leurs sièges, et ce ne fut que quand on les en chassa qu'ils partirent. Si cette immobilité avait été celle des sénateurs romains devant les Gaulois, ça aurait été superbe; mais non, leur silence était le silence de la peur; ils siégeaient, le président présidait… Personne, M. d'Adelsward excepté, ne protestait… et Clément Thomas lui-même n'interrompit Blanqui que pour demander gravement la parole!..

      Ce qui me frappa aussi, ce fut de voir la manière dont les marchands de coco et de cigares circulaient dans les rangs de la foule: avides, contents et indifférents, ils avaient l'air de pêcheurs amenant un filet bien chargé.

      Troisièmement, ce qui m'étonna beaucoup moi-même, ce fut l'impossibilité dans laquelle je me trouvai de me rendre compte des sentiments du peuple dans un pareil moment; ma parole d'honneur, je ne pouvais deviner ce qu'ils désiraient, ce qu'ils redoutaient, s'ils étaient révolutionnaires ou réactionnaires, ou simplement amis de l'ordre. Ils avaient l'air d'attendre la fin de l'orage. – Et cependant je m'adressai souvent à des ouvriers en blouse… Ils attendaient… ils attendaient!.. Qu'est-ce que c'est donc que l'histoire?.. Providence, hasard, ironie ou fatalité?..

IV. TOURGUENEFF.

      XI

Hyères, vendredi 20 octobre 1848.

      Bonjour, madame. Me voilà enfin parvenu au but de mes pérégrinations! Je suis arrivé hier après un séjour de deux jours à Toulon, où j'avais été retenu par une légère indisposition, parfaitement dissipée maintenant, et qui, du reste, n'avait absolument rien de commun avec feu ma névralgie – car j'ai lieu d'espérer qu'elle est bien morte cette fois. – J'occupe une jolie petite chambre à l'hôtel d'Europe, donnant sur une terrasse d'où j'ai une vue magnifique: une large plaine verdoyante, toute couverte d'orangers, d'oliviers, de figuiers et de mûriers (je suis vraiment bien fâché de toutes ces terminaisons en iers), parmi lesquels s'élèvent de temps en temps les éventails, ou plutôt les plumeaux étranges des palmiers. Cette plaine, que bordent à droite et à gauche d'assez hautes collines, se termine par un bras de mer au delà duquel s'étendent et bleuissent à la façon de Capri les îles d'Hyères. Une rangée de pins à parasol court le long du rivage. Tout cela serait charmant, si ce n'était la pluie qui ne cesse de tomber depuis quatre jours, et qui dans ce moment même enveloppe toute cette belle plaine d'un brouillard uniforme, terne et gris.

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      1

      En septembre 1883.

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