Lettres à Madame Viardot. Turgenev Ivan Sergeevich

Lettres à Madame Viardot - Turgenev Ivan Sergeevich


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nauséabonde. On dit aussi que la pluie y pénètre trop facilement. Mais j'imagine qu'un beau bal au Jardin d'Hiver doit être un spectacle éblouissant.

      Votre mari vous a certainement parlé du nouveau roman de Mme Sand, que le Journal des Débats publie dans son feuilleton: François le Champi. C'est fait dans la meilleure manière: simple, vrai, poignant. Elle y entremêle peut-être un peu trop d'expressions de paysan; ça donne de temps en temps un air affecté à son récit. L'art n'est pas un daguerréotype, et un aussi grand maître que Mme Sand pourrait se passer de ces caprices d'artiste un peu blasé. Mais on voit clairement qu'elle en a eu jusque par-dessus la tête des socialistes, des communistes, de Pierre Leroux et autres philosophes; qu'elle en est excédée et qu'elle se plonge avec délices dans la fontaine de Jouvence de l'art naïf et terre à terre. Il y a entre autres, tout au commencement de la préface, une description en quelques lignes d'une journée d'automne… C'est merveilleux. Cette femme a le talent de rendre les impressions les plus subtiles, les plus fugitives, d'une manière ferme, claire et compréhensible; elle sait dessiner jusqu'aux parfums, jusqu'aux moindres bruits… Je m'exprime mal; mais vous me comprenez. La description dont je vous parle m'a fait penser au chemin bordé de peupliers qui conduit au Jarriel, le long du parc; je revois les feuilles dorées sur le ciel d'un bleu pâle, les fruits rouges de l'églantier dans les haies, le troupeau de moutons, le berger avec ses chiens et une foule d'autres choses!..

      Paris a été mis en émoi pendant quelques jours par le discours fanatique et contre-révolutionnaire de M. de Montalembert; la vieille pairie a applaudi avec rage aux invectives que l'orateur adressait à la Convention. Encore un symptôme – et des plus graves – de l'état des esprits. Le monde est en travail d'enfantement… Il y a beaucoup de gens intéressés à le faire avorter. Nous verrons.

      A propos d'enfantement: la petite chienne de Mlle Jenny est morte en couche; pauvre petite bête! elle a dû beaucoup souffrir. Ce décès a fait contremander un vendredi.

      Vous avez donc de la neige et des traîneaux; nous n'avons que de la boue et de la pluie. Je vois d'ici le bon Hermann Müller-Strübing28 entrer chez vous, une branche de lilas à la main. Donnez donc à madame votre mère une petite description de votre appartement; cela aidera beaucoup l'imagination de vos amis, qui, je vous le promets, prend bien souvent son vol du côté de Berlin.

      Eh bien! et Mme Lange, continue-t-elle à vous plaire? Donnez-nous-en des nouvelles.

      Et les dames Kaminski29?

      Je travaille beaucoup et avec assez de fruit.

      J'ai déjà lu presque tout le Gil Blas en espagnol, je traduis Manon Lescaut et je suis entré en correspondance avec un autre élève de mon maître30, correspondance anonyme et n'ayant d'autre but que celui de nous perfectionner dans l'étude de la «magnifica lengua castellana». Mais voyez quelle chance! dans une lettre, je me suis un peu égayé (je ne sais plus à quel propos) sur le compte du gouvernement autrichien, et il se trouve que mon correspondant est un juif de Vienne fort patriote. Du reste, mon maître m'assure que c'est un bon garçon et qu'il ne l'a pas pris eu mauvaise part.

      En même temps, je travaille à une comédie31 destinée à un acteur de Moscou. Vous voyez que je ne perds pas mon temps. (N. B. Vous voyez aussi que j'utilise les marges.)

      Sur ce, je vous salue tous bien amicalement; l'un de ces quatre matins, je répondrai à l'aimable lettre du señor don Louis.

      Portez-vous bien.

Votre dévouéIVAN. TOURGUENEFF.

      IX

Paris, samedi 29 avril 1848.

      Guten Morgen und tausend Dank, theuerste Madame.

      …Je vous dirai donc, Madame, que tous ces jours-ci il a fait un temps brumeux, maussade, pleurnicheur et maladif, froidiuscule, pour ne pas dire froid —very gentlemanlike, c'est-à-dire atroce! J'attendrai un soleil plus propice pour aller à Fontainebleau; jusqu'à présent, nous n'avons eu qu'un genuine english tun, warranted to produce a gentle and confortable heat. Cependant, ça ne m'a pas empêché d'aller hier à l'Exposition. Savez-vous que dans toute cette grande diablesse d'Exposition il n'y a qu'une petite esquisse de Delacroix qui m'ait véritablement plu? Un lion qui dévore une brebis dans une forêt. Le lion est fauve, hérissé, superbe; il s'est bien commodément couché, il mange avec appétit, avec sensualité, avec toute tranquillité d'esprit; et quelle vigueur dans le coloris, ce coloris sale et chaud, tacheté et lumineux à la fois, qui est particulier à Delacroix! Il y a aussi deux autres tableaux de lui: la Mort de Valentin (dans Faust) et la Mort du Christ, deux abominables croûtes – si j'ose m'exprimer ainsi! Du reste… rien; quelle triste Exposition pour inaugurer la République!

      Le soir, j'ai été voir les Cinq Sens, ballet. C'est inimaginablement absurde. Il y a, entre autres, une scène de magnétisme (Grisi magnétise M. Petitpa pour lui faire naître le sens du goût) qui est quelque chose de colossal en fait de stupidité! Il y avait beaucoup de monde, on a beaucoup applaudi. Grisi a fort bien dansé, en effet. Mais c'est ennuyeux, un ballet – des jambes, des jambes et puis des jambes… c'est monotone.

      Avant le ballet, on a donné le deuxième acte de Lucie avec Poultier!!.. Partheaux!!!.. et une demoiselle Rabi, ou Riba, ou Ribi ou Raba – enfin un nom parfaitement anonyme. Cette demoiselle anonyme avait une peur atroce, mais sa voix est fort mauvaise; il est vrai de dire qu'elle est laide, ce qui ne l'empêche pas d'être vieille… .

Dimanche 30 avril.

      Bonjour, Madame. Quand on met le matin le nez à la fenêtre… tiens, c'est un vers! Eh bien, puisqu'il est venu tout seul, il faut lui faire la politesse de lui donner un compagnon…

      «Peut-être on ne voit rien – quelque chose peut-être!»

      C'est du Hugo tout pur. Mais je voulais dire autre chose, – je voulais dire que quand (oh! la maudite plume!) on met le matin le nez à la fenêtre et qu'on respire l'air du printemps, – on ne peut s'empêcher de désirer être heureux. La vie – cette petite étincelle rougeâtre dans l'océan sombre et muet de l'Éternité! – ce seul moment qui vous appartient, etc., etc., etc., c'est bien commun, et cependant c'est vrai. (Demain je m'achèterai d'autres plumes; celles-ci sont détestables et me gâtent le plaisir que j'ai de vous écrire.) Voyons cependant. – (Ah! grâce à Dieu, en voilà une qui est passable!) Qu'ai-je fait hier, samedi? J'ai lu un livre dont j'avais souvent parlé avec beaucoup d'éloges, sans le connaître, je le confesse. Les Provinciales de Pascal. C'est admirable de tous points. Bon sens, éloquence, verve comique, tout y est. Et cependant, c'est l'ouvrage d'un esclave, d'un esclave du catholicisme, – «les chérubins, ces glorieux composés de tête et de plume», «ces illustres faces volantes, qui sont toujours rouges et brûlantes», du jésuite Le Moine, m'ont fait rire aux éclats.

      Puis, je suis allé voir l'exposition des figures représentant la République, ou plutôt de sept cents esquisses représentant cette figure, et j'en suis revenu indigné, comme tout le monde. C'est une abomination inimaginable! Quel concours! Où es-tu, jury?

      Puis j'ai passé ma soirée chez T… dont je vous ai déjà parlé. Nous y avons mené une conversation plus ou moins intéressante, mais fort pénible. Connaissez-vous de ces maisons où il est impossible de causer à esprit couché, où la conversation devient une série de problèmes qu'on résout à la sueur de son intellect, où les maîtres de la maison ne se doutent pas que souvent la plus délicate des attentions est de ne pas faire attention à ses convives, où il y a de la glu à chaque parole? Quel supplice! C'est un relais de poste qu'une pareille conversation, et c'est vous qui faites le cheval.

      Puis, en me couchant, j'ai lu le Voyage autour de ma chambre du comte de Maistre, autre chose que je ne connaissais pas; mais ce voyage m'a fort peu plu; c'est une imitation de Sterne, – faite par un homme de beaucoup


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<p>28</p>

Savant naturaliste allemand.

<p>29</p>

La famille du général comte Serge Kaminsky, fils du maréchal russe qui servit en qualité de volontaire dans l'armée française en 1758 et 1759. Le comte Serge avait habité Orel, ville où est né Tourgueneff.

<p>30</p>

D'espagnol.

<p>31</p>

Probablement le Célibataire, comédie en trois actes.