Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2 - Gustave Flaubert


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lapider Hannon. A grand'peine il put monter sur un âne; il s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant, secoué, meurtri, et appelant sur l'armée la malédiction de tous les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu'à ses oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui traînait, et de loin les Barbares lui criaient: – «Va-t'en, lâche! pourceau! égout de Moloch! sue ton or et ta peste! plus vite! plus vite!» L'escorte en déroute galopait à ses côtés.

      La fureur des Barbares ne s'apaisa pas. Ils se rappelèrent que plusieurs d'entre eux, partis pour Carthage, n'en étaient pas revenus; on les avait tués sans doute? Tant d'injustice les exaspéra, et ils se mirent à arracher les piquets des tentes, à rouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux; chacun prit son casque et son épée, en un instant tout fut prêt. Ceux qui n'avaient pas d'armes s'élancèrent dans les bois pour se couper des bâtons.

      Le jour se levait; les gens de Sicca réveillés s'agitaient dans les rues. «Ils vont à Carthage», disait-on, et cette rumeur bientôt s'étendit par la contrée.

      De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On apercevait les pasteurs, qui descendaient les montagnes en courant.

      Quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour de la plaine, monté sur un étalon punique, et avec son esclave qui menait un troisième cheval.

      Une seule tente était restée. Spendius y entra.

      « – Debout, maître! lève-toi! nous partons!»

      « – Où donc allez-vous?» demanda Mâtho.

      « – A Carthage!» cria Spendius.

      Mâtho bondit sur le cheval que l'esclave tenait à la porte.

      III

      SALAMMBÔ

      La lune se levait à ras des flots; et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient: le timon d'un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle d'un mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient çà et là comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des masses plus sombres dans l'obscurité; et au bas de Malqua, des filets de pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre, comme de gigantesques chauves-souris déployant leurs ailes. On n'entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage des palais; et au milieu des terrasses les chameaux reposaient tranquillement couchés sur le ventre, à la manière des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons; l'ombre des colosses s'allongeait sur les places désertes; au loin quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles, chauffées par le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu'au delà, sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceau d'argent. La voûte du ciel bleu s'enfonçait à l'horizon, d'un côté dans le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d'Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts.

      Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés.

      Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d'ivoire, couvert de peaux de lynx avec des coussins en plumes de perroquet, animal fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre coins s'élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d'encens, de cinnamome et de myrrhe. L'esclave alluma les parfums. Salammbô regarda l'étoile polaire; elle salua lentement les quatre points du ciel et s'agenouilla sur le sol parmi la poudre d'azur qui était semée d'étoiles d'or à l'imitation du firmament. Puis, les deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tête sous les rayons de la lune, elle dit:

      « – O Rabbetna!.. Baalet!.. Tanit!» et sa voix se traînait d'une façon plaintive, comme pour appeler quelqu'un. – «Anaïtis! Astarté! Derceto! Astoreth! Mylitta! Athara! Elissa! Tiratha!.. Par les symboles cachés, – par les cistres résonnants, – par les sillons de la terre, – par l'éternel silence et par l'éternelle fécondité, – dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut!»

      Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jeta le front dans la poussière, les bras allongés.

      Son esclave la releva lestement, car il fallait, d'après les rites, que quelqu'un vînt arracher le suppliant à sa prosternation: c'était lui dire que les Dieux l'agréaient, et la nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce devoir de piété.

      Des marchands de la Gétulie Darytienne l'avaient toute petite apportée à Carthage; et après son affranchissement elle n'avait pas voulu abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée d'un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, où s'entre-choquaient deux cercles d'étain. Sa figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique. Des aiguilles d'argent très longues faisaient un soleil derrière sa tête. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait auprès du lit, plus droite qu'un hermès et les paupières baissées.

      Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant, parcoururent l'horizon; puis ils s'abaissèrent sur la ville endormie, et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un amas d'émeraudes, ses cheveux à l'abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre.

      Elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles des fragments d'hymne, elle murmura:

      « – Que tu tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable! Il se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croîs et décroîs, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements! Tu gonfles les coquillages! Tu fais bouillonner les vins! Tu putréfies les cadavres! Tu formes les perles au fond de la mer!

      «Et tous les germes, ô Déesse! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité.

      «Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la terre; les fleurs se ferment, les flots s'apaisent, les hommes fatigués s'étendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine!»

      Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l'échancrure de ses deux sommets, de l'autre côté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle. Salammbô reprit:

      « – Mais tu es terrible maîtresse!.. C'est par toi que se produisent les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs; tes yeux dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis.

      «Où donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes perpétuellement? Tantôt mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d'un char.

      «O Tanit! tu m'aimes, n'est-ce pas? Je t'ai tant regardée! Mais non! tu cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile.

      «Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car mon cœur est triste!»

      L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène plus haute qu'elle, et triangulaire comme un delta; elle en fixa la pointe dans un globe de


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