Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert
erraient au milieu des bagages et, la nuit, couchaient par terre dans leurs manteaux troués.
La plaine se développait autour d'eux, toute bordée de montagnes. Çà et là un palmier se penchait sur une colline de sable, des sapins et des chênes tachetaient les flancs des précipices. Quelquefois la pluie d'un orage, telle qu'une longue écharpe, pendait du ciel, tandis que la campagne restait partout couverte d'azur et de sérénité; puis un vent tiède chassait des tourbillons de poussière; – et un ruisseau descendait en cascades des hauteurs de Sicca où se dressait, avec sa toiture d'or sur des colonnes d'airain, le temple de la Vénus carthaginoise, dominatrice de la contrée. Elle semblait l'emplir de son âme. Par ces convulsions des terrains, ces alternatives de la température et ces jeux de la lumière, elle manifestait l'extravagance de sa force avec la beauté de son éternel sourire. Les montagnes, à leur sommet, avaient la forme d'un croissant; d'autres ressemblaient à des poitrines de femmes tendant leurs seins gonflés, et les Barbares sentaient peser par-dessus leurs fatigues un accablement qui était plein de délices.
Spendius, avec l'argent de son dromadaire, s'était acheté un esclave. Il dormait tout le long du jour devant la tente de Mâtho. Souvent il se réveillait, croyant, dans son rêve, entendre siffler les lanières; alors il passait les mains sur les cicatrices de ses jambes, à la place où les fers avaient longtemps porté; puis il se rendormait.
Mâtho acceptait sa compagnie; Spendius, avec un long glaive sur la cuisse, l'escortait comme un licteur; ou bien Mâtho nonchalamment s'appuyait du bras sur son épaule, car Spendius était petit.
Un soir qu'ils traversaient ensemble les rues du camp, ils aperçurent des hommes couverts de manteaux blancs; parmi eux se trouvait Narr'Havas, le prince des Numides. Mâtho tressaillit.
« – Ton épée! s'écria-t-il; je vais le tuer.
« – Pas encore!» fit Spendius en l'arrêtant. Déjà Narr'Havas s'avançait vers lui.
Il baisa ses deux pouces en signe d'alliance, rejetant la colère qu'il avait eue sur l'ivresse du festin; puis il parla longuement contre Carthage, mais il ne dit pas ce qui l'amenait chez les Barbares.
Était-ce pour les trahir, ou bien la République? se demandait Spendius; et comme il comptait faire son profit de tous les désordres, il savait gré à Narr'Havas des futures perfidies dont il le soupçonnait.
Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires. Il paraissait vouloir s'attacher Mâtho. Il lui envoyait des chèvres grasses, de la poudre d'or et des plumes d'autruche. Le Libyen, ébahi de ces caresses, hésitait à y répondre ou à s'en exaspérer. Mais Spendius l'apaisait, et Mâtho se laissait gouverner par l'esclave, – toujours irrésolu et dans une invincible torpeur, comme ceux qui ont pris autrefois quelque breuvage dont ils doivent mourir.
Un matin qu'ils partaient tous les trois pour la chasse au lion, Narr'Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius marcha continuellement derrière lui, et ils revinrent sans qu'on eût tiré le poignard.
Une autre fois, Narr'Havas les entraîna fort loin, jusqu'aux limites de son royaume. Ils arrivèrent dans une gorge étroite; Narr'Havas sourit en leur déclarant qu'il ne connaissait plus la route; Spendius la retrouva.
Mais le plus souvent Mâtho, mélancolique comme un augure, s'en allait dès le soleil levant pour vagabonder dans la campagne. Il s'étendait sur le sable, et jusqu'au soir y restait immobile.
Il consulta l'un après l'autre tous les devins de l'armée, ceux qui observent la marche des serpents, ceux qui lisent dans les étoiles, ceux qui soufflent sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et du venin de vipère qui glace le cœur; des femmes nègres, en chantant au clair de lune des paroles barbares, lui piquèrent la peau du front avec des stylets d'or; il se chargeait de colliers et d'amulettes; il invoqua tour à tour Baal, Khamon, Moloch, les sept Cabires, Tanit et la Vénus des Grecs. Il grava un nom sur une plaque de cuivre, et il l'enfouit dans le sable au seuil de sa tente. Spendius l'entendait gémir et parler tout seul.
Une nuit il entra.
Mâtho, nu comme un cadavre, était couché à plat ventre sur une peau de lion, la face dans les deux mains; une lampe suspendue éclairait ses armes, accrochées contre le mât de la tente.
« – Tu souffres? – lui dit l'esclave. – Que te faut-il? réponds-moi!» Et il le secoua par l'épaule en l'appelant plusieurs fois: «Maître! maître!..»
Mâtho leva vers lui de grands yeux troubles.
« – Écoute! – fit-il à voix basse, avec un doigt sur les lèvres, – c'est une colère des Dieux! la fille d'Hamilcar me poursuit! J'en ai peur, Spendius!» Il se serrait contre sa poitrine, comme un enfant épouvanté par un fantôme. – «Parle-moi! je suis malade! je veux guérir! j'ai tout essayé! Mais toi, tu sais peut-être des Dieux plus forts, ou quelque invocation irrésistible?
« – Pourquoi faire?» demanda Spendius.
Il répondit, en se frappant la tête avec ses deux poings:
« – Pour m'en débarrasser!»
Puis il disait, se parlant à lui-même, avec de longs intervalles:
« – Je suis sans doute la victime de quelque holocauste qu'elle aura promis aux Dieux?.. Elle me tient attaché par une chaîne que l'on n'aperçoit pas. Si je marche, c'est qu'elle s'avance; quand je m'arrête, elle se repose! Ses yeux me brûlent, j'entends sa voix. Elle m'environne, elle me pénètre. Il me semble qu'elle est devenue mon âme!
«Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots invisibles d'un océan sans bornes! Elle est lointaine et tout inaccessible! La splendeur de sa beauté fait autour d'elle un nuage de lumière; et je crois, par moments, ne l'avoir jamais vue… qu'elle n'existe pas… et que tout cela est un songe!»
Mâtho pleurait ainsi dans les ténèbres; les Barbares dormaient.
Spendius, en le regardant, se rappelait les jeunes hommes qui, avec des vases d'or dans les mains, le suppliaient autrefois, quand il promenait par les villes son troupeau de courtisanes; une pitié l'émut et il dit:
« – Sois fort, mon maître! Appelle ta volonté et n'implore plus les Dieux; ils ne se détournent pas aux cris des hommes! Te voilà pleurant comme un lâche! Tu n'es donc pas humilié qu'une femme te fasse tant souffrir!
« – Suis-je un enfant? – dit Mâtho. – Crois-tu que je m'attendrisse encore à leur visage et à leurs chansons? Nous en avions à Drepanum pour balayer nos écuries. J'en ai possédé au milieu des assauts, sous les plafonds qui croulaient et quand la catapulte vibrait encore!.. Mais celle-là, Spendius, celle-là!..»
L'esclave l'interrompit:
« – Si elle n'était pas la fille d'Hamilcar…
« – Non! – s'écria Mâtho. – Elle n'a rien d'une autre fille des hommes! As-tu vu ses grands yeux sous ses grands sourcils, comme des soleils sous des arcs de triomphe? Rappelle-toi: quand elle a paru, tous les flambeaux ont pâli. Entre les diamants de son collier, des places sur sa poitrine resplendissaient; on sentait derrière elle comme l'odeur d'un temple, et quelque chose s'échappait de tout son être qui était plus suave que le vin et plus terrible que la mort. Elle marchait cependant, et puis elle s'est arrêtée.»
Il resta béant, la tête basse, les prunelles fixes.
« – Mais je le veux! il me la faut! j'en meurs! A l'idée de l'étreindre dans mes bras, une fureur de joie m'emporte, et cependant je la hais, Spendius! je voudrais la battre! Que faire? J'ai envie de me vendre pour devenir son esclave. Tu l'as été, toi! Tu pouvais l'apercevoir; parle-moi d'elle! Toutes les nuits, n'est-ce pas, elle monte sur la terrasse de son palais? Ah! les pierres doivent frémir sous ses sandales et les étoiles se pencher pour la voir!»
Il retomba tout en fureur, et râlant comme un taureau blessé.
Puis Mâtho chanta: «Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent.» Et en traînant sa voix, il imitait la voix de Salammbô, tandis que ses mains étendues faisaient comme deux mains légères