Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert
les bras pour le mieux contempler.
« – Partons!» dit Spendius.
Mâtho, en haletant, restait les yeux fixés sur les dalles.
Tout à coup il s'écria:
« – Mais si j'allais chez elle? Je n'ai plus peur de sa beauté! Que pourrait-elle faire contre moi! Me voilà plus qu'un homme, maintenant. Je traverserais les flammes, je marcherais dans la mer! Un élan m'emporte? Salammbô! Salammbô! je suis ton maître!»
Sa voix tonnait. Il semblait à Spendius de taille plus haute et transfiguré.
Un bruit de pas se rapprocha, une porte s'ouvrit, et un homme apparut, un prêtre, avec son haut bonnet et les yeux écarquillés. Avant qu'il eût fait un geste, Spendius s'était précipité, et l'étreignant à pleins bras, lui avait enfoncé dans les flancs ses deux poignards. La tête sonna sur les dalles.
Puis, immobiles comme le cadavre, ils restèrent pendant quelque temps à écouter. On n'entendait que le murmure du vent par la porte entr'ouverte.
Elle donnait sur un passage resserré. Spendius s'y engagea, Mâtho le suivit, et ils se trouvèrent presque immédiatement dans la troisième enceinte, entre les portiques latéraux, où étaient les habitations des prêtres.
Derrière les cellules il devait y avoir, pour sortir, un chemin plus court. Ils se hâtèrent.
Spendius, s'accroupissant au bord de la fontaine, lava ses mains sanglantes. Les femmes dormaient. La vigne d'émeraude brillait. Ils se remirent en marche.
Quelqu'un, sous les arbres, courait derrière eux; et Mâtho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois qu'on le tirait par en bas, tout doucement. C'était un grand cynocéphale, un de ceux qui vivaient libres dans l'enceinte de la Déesse. Comme s'il avait eu conscience du vol, il se cramponnait au manteau. Cependant il n'osait le battre, dans la peur de faire redoubler ses cris; soudain sa colère s'apaisa, et il trottait près d'eux, côte à côte, en balançant son corps, avec ses longs bras qui pendaient. Puis, à la barrière, d'un bond, il s'élança dans un palmier.
Quand ils furent sortis de la dernière enceinte, ils se dirigèrent vers le palais d'Hamilcar, Spendius comprenant qu'il était inutile de vouloir en détourner Mâtho.
Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de Muthumbal, le marché aux herbes et le carrefour de Cynasyn. A l'angle d'un mur, un homme se recula, effrayé par cette chose étincelante qui traversait les ténèbres.
« – Cache le zaïmph!» dit Spendius.
D'autres gens les croisèrent; mais ils n'en furent pas aperçus.
Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara.
Le phare, bâti par derrière, au sommet de la falaise, illuminait le ciel d'une grande clarté rouge, et l'ombre du palais, avec ses terrasses superposées, se projetait sur les jardins comme une monstrueuse pyramide. Ils entrèrent par la haie de jujubiers, en abattant les branches à coups de poignard.
Tout gardait les traces du festin des Mercenaires.
Les parcs étaient rompus, les rigoles taries, les portes de l'ergastule ouvertes. Personne n'apparaissait autour des cuisines ni des celliers. Ils s'étonnaient de ce silence, interrompu quelquefois par le souffle rauque des éléphants qui s'agitaient dans leurs entraves, et la crépitation du phare où flambait un bûcher d'aloès.
Mâtho, cependant, répétait:
« – Où est-elle? je veux la voir! Conduis-moi!
« – C'est une démence! disait Spendius. – Elle appellera, ses esclaves accourront, et, malgré ta force, tu mourras!»
Ils atteignirent ainsi l'escalier des galères. Mâtho leva la tête, et il crut apercevoir, tout en haut, une vague clarté rayonnante et douce. Spendius voulut le retenir; il s'élança sur les marches.
En se retrouvant aux places où il l'avait déjà vue, l'intervalle des jours écoulés s'effaça dans sa mémoire. Tout à l'heure elle chantait entre les tables; elle avait disparu, et depuis lors il montait continuellement cet escalier. Le ciel, sur sa tête, était couvert de feux; la mer emplissait l'horizon; à chacun de ses pas une immensité plus large l'entourait, et il continuait à gravir avec l'étrange facilité que l'on éprouve dans les rêves.
Le bruissement du voile frôlant contre les pierres lui rappela son pouvoir nouveau; dans l'excès de son espérance, il ne savait plus ce qu'il devait faire; cette incertitude l'intimida.
De temps à autre, il collait son visage contre les baies quadrangulaires des appartements fermés, et il crut voir dans plusieurs des personnes endormies.
Le dernier étage, plus étroit, formait comme un dé sur le sommet des terrasses. Mâtho en fit le tour lentement.
Une lumière laiteuse emplissait les feuilles de talc qui bouchaient les petites ouvertures de la muraille; et, symétriquement disposées, elles ressemblaient dans les ténèbres à des rangs de perles fines. Il reconnut la porte rouge à croix noire. Les battements de son cœur redoublèrent. Il aurait voulu s'enfuir. Il poussa la porte, elle s'ouvrit.
Une lampe en forme de galère brûlait suspendue dans le lointain de la chambre; et trois rayons, qui s'échappaient de sa carène d'argent, tremblaient sur les hauts lambris, couverts de peinture rouge à bandes noires. Le plafond était un assemblage de poutrelles, portant au milieu de leur dorure des améthystes et des topazes dans les nœuds du bois. Sur les deux grands côtés de l'appartement, s'allongeait un lit très bas fait de courroies blanches; et des cintres, pareils à des coquilles, s'ouvraient au-dessus, dans l'épaisseur de la muraille, laissant déborder quelque vêtement qui pendait jusqu'à terre.
Une marche d'onyx entourait un bassin ovale; de fines pantoufles en peau de serpent étaient restées sur le bord avec une buire d'albâtre. La trace d'un pas humide s'apercevait au delà. Des senteurs exquises s'évaporaient.
Mâtho effleurait les dalles incrustées d'or, de nacre et de verre; et malgré la polissure du sol, il lui semblait que ses pieds enfonçaient comme s'il eût marché dans des sables.
Il avait aperçu derrière la lampe d'argent un grand carré d'azur se tenant en l'air par quatre cordes qui remontaient, et il s'avançait, les reins courbés, la bouche ouverte.
Des ailes de phénicoptères, emmanchées à des branches de corail noir, traînaient parmi les coussins de pourpre et les étrilles d'écaille, les coffrets de cèdre, les spatules d'ivoire. A des cornes d'antilope étaient enfilés des bagues, des bracelets; et des vases d'argile rafraîchissaient au vent, dans la fente du mur, sur un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta les pieds, car le sol avait des niveaux de hauteur inégale qui faisaient dans la chambre comme une succession d'appartements. Au fond, des balustres d'argent entouraient un tapis semé de fleurs peintes. Enfin il arriva contre le lit suspendu, près d'un escabeau d'ébène servant à y monter.
La lumière s'arrêtait au bord; – et l'ombre, telle qu'un grand rideau, ne découvrait qu'un angle du matelas rouge avec le bout d'un petit pied nu posant sur la cheville. Mâtho tira la lampe tout doucement.
Elle dormait la joue dans une main et l'autre bras déplié. Les anneaux de sa chevelure se répandaient autour d'elle si abondamment qu'elle paraissait couchée sur des plumes noires, et sa large tunique blanche se courbait en molles draperies, jusqu'à ses pieds, suivant les inflexions de sa taille. On apercevait un peu ses yeux sous ses paupières entre-closes. Les courtines, perpendiculairement tendues, l'enveloppaient d'une atmosphère bleuâtre, et le mouvement de sa respiration, en se communiquant aux cordes, semblait la balancer dans l'air. Un long moustique bourdonnait.
Mâtho, immobile, tenait au bout de son bras la galère d'argent; la moustiquaire s'enflamma d'un seul coup, disparut, et Salammbô se réveilla.
Le feu s'était de soi-même éteint. Elle ne parlait pas. La lampe faisait osciller sur les lambris de grandes moires lumineuses.
« – Qu'est-ce donc?» dit-elle.
Il répondit:
« – C'est le voile de la Déesse!
«