Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2 - Gustave Flaubert


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– T'en souviens-tu? – disait Mâtho. – La nuit, tu apparaissais dans mes songes; mais je ne devinais pas l'ordre muet de tes yeux!» Elle avança un pied sur l'escabeau d'ébène. «Si j'avais compris, je serais accouru; j'aurais abandonné l'armée; je ne serais pas sorti de Carthage. Pour t'obéir, je descendrais par la caverne d'Hadrumète dans le royaume des Ombres!.. Pardonne! c'étaient comme des montagnes qui pesaient sur mes jours; et pourtant quelque chose m'entraînait! Je tâchais de venir jusqu'à toi! Sans les Dieux, est-ce que jamais j'aurais osé!.. Partons! il faut me suivre! ou, si tu ne veux pas, je vais rester. Que m'importe!.. Noie mon âme dans le souffle de ton haleine! Que mes lèvres s'écrasent à baiser tes mains!

      « – Laisse-moi voir! – disait-elle. – Plus près! plus près!»

      L'aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les feuilles de talc dans les murs. Salammbô s'appuyait en défaillant contre les coussins du lit.

      « – Je t'aime!» criait Mâtho.

      Elle balbutia: – «Donne-le!» Et ils se rapprochaient.

      Elle s'avançait toujours, vêtue de sa simarre blanche qui traînait, avec ses grands yeux attachés sur le voile. Mâtho la contemplait, ébloui par les splendeurs de sa tête, et tendant vers elle le zaïmph, il allait l'envelopper dans une étreinte. Elle écartait les bras. Tout à coup elle s'arrêta, et ils restèrent béants à se regarder.

      Sans comprendre ce qu'il sollicitait, une horreur la saisit. Ses sourcils minces remontèrent, ses lèvres s'ouvraient; elle tremblait. Enfin, elle frappa dans une des patères d'airain qui pendaient au coin du matelas rouge, en criant:

      « – Au secours! au secours! Arrière, sacrilège! infâme! maudit! A moi, Taanach, Kroûm, Ewa, Micipsa, Schaoûl!»

      Et la figure de Spendius effarée, apparaissant dans la muraille entre les buires d'argile, jeta ces mots:

      « – Fuis donc! ils accourent!»

      Un grand tumulte monta en ébranlant les escaliers, et un flot de monde, des femmes, des valets, des esclaves, s'élancèrent dans la chambre avec des épieux, des casse-tête, des coutelas, des poignards. Ils furent comme paralysés d'indignation en apercevant un homme; les servantes poussaient le hurlement des funérailles, et les eunuques pâlissaient sous leur peau noire.

      Mâtho se tenait derrière les balustres. Avec le zaïmph qui l'enveloppait, il semblait un dieu sidéral tout environné du firmament. Les esclaves s'allaient jeter sur lui. Elle les arrêta.

      « – N'y touchez pas! C'est le manteau de la Déesse!»

      Elle s'était reculée dans un angle; mais elle fit un pas vers lui, et allongeant son bras nu:

      « – Malédiction sur toi qui as dérobé Tanit! Haine, vengeance, massacre et douleur! Que Gurzil, dieu des batailles, te déchire! que Mastiman, dieu des morts, t'étouffe! et que l'autre, – celui qu'il ne faut pas nommer – te brûle!»

      Mâtho poussa un cri, comme à la blessure d'une épée. Elle répéta plusieurs fois: – «Va-t'en! va-t'en!»

      La foule des serviteurs s'écarta, et Mâtho, baissant la tête, passa lentement au milieu d'eux; à la porte il s'arrêta, car la frange du zaïmph s'était accrochée à une des étoiles d'or qui pavaient les dalles. Il le tira brusquement d'un coup d'épaule et descendit les escaliers.

      Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et sautant par-dessus les haies, les rigoles, s'était échappé des jardins. Il arriva au pied du phare. Le mur en cet endroit se trouvait abandonné, tant la falaise était inaccessible. Il s'avança jusqu'au bord, se coucha sur le dos, et, les pieds en avant, se laissa glisser tout le long jusqu'en bas; puis il atteignit à la nage le cap des Tombeaux, fit un grand détour par la lagune salée, et le soir rentra au camp des Barbares.

      Le soleil s'était levé; et comme un lion qui s'éloigne, Mâtho descendait les chemins, en jetant autour de lui des yeux terribles.

      Une rumeur indécise arrivait à ses oreilles. Elle était partie du palais, et elle recommençait au loin, du côté de l'Acropole. Les uns disaient qu'on avait pris le trésor de la République dans le temple de Moloch; d'autres parlaient d'un prêtre assassiné. On s'imaginait ailleurs que les Barbares étaient entrés dans la ville.

      Mâtho, qui ne savait comment sortir des enceintes, marchait droit devant lui; on l'aperçut; une clameur s'éleva. Tous avaient compris; ce fut une consternation, puis une immense colère.

      Du fond des Mappales, des hauteurs de l'Acropole, des catacombes, des bords du lac, la multitude accourut. Les patriciens sortaient de leurs palais, les vendeurs de leurs boutiques; les femmes abandonnaient leurs enfants; on saisit des épées, des haches, des bâtons; mais l'obstacle qui avait empêché Salammbô les arrêta. Comment reprendre le voile? Sa vue seule était un crime; il était de la nature des Dieux et son contact faisait mourir.

      Sur le péristyle des temples, les prêtres désespérés se tordaient les bras. Les gardes de la Légion galopaient au hasard; on montait sur les maisons, sur les terrasses, sur l'épaule des colosses et dans la mâture des navires. Il s'avançait cependant, et à chacun de ses pas la rage augmentait, mais la terreur aussi. Les rues se vidaient à son approche, et ce torrent d'hommes qui fuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu'au sommet des muraille. Il ne distinguait partout que des yeux grands ouverts comme pour le dévorer, des dents qui claquaient, des poings tendus; et les imprécations de Salammbô retentissaient en se multipliant.

      Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une autre, et des pierres ronflaient; mais les coups, mal dirigés (car on avait peur d'atteindre le zaïmph), passaient au-dessus de sa tête. D'ailleurs se faisant du voile un bouclier, il le tendait à droite, à gauche, devant lui, par derrière; et ils n'imaginaient aucun expédient. Il marchait de plus en plus vite, s'engageant par les rues ouvertes. Elles étaient barrées avec des cordes, des chariots, des pièges; à chaque détour il revenait en arrière. Enfin il entra sur la place de Khamon, où les Baléares avaient péri; Mâtho s'arrêta, pâlissant comme quelqu'un qui va mourir. Il était bien perdu cette fois; la multitude battait des mains.

      Il courut jusqu'à la grande porte fermée. Elle était très haute, tout en cœur de chêne, avec des clous de fer et doublée d'airain. Mâtho se jeta contre. Le peuple trépignait de joie, voyant l'impuissance de sa fureur; alors il prit sa sandale, cracha dessus et en souffleta les panneaux immobiles. La ville entière hurla. On oubliait le voile maintenant, et ils allaient l'écraser. Mâtho promena sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempes battaient à l'étourdir; il se sentit envahi par l'engourdissement des gens ivres. Tout à coup il aperçut la longue chaîne que l'on tirait pour manœuvrer la bascule de la porte. D'un bond il s'y cramponna, en roidissant ses bras, en s'arc-boutant des pieds; et, à la fin, les battants énormes s'entr'ouvrirent.

      Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand zaïmph et l'éleva sur sa tête le plus haut possible. L'étoffe, soutenue par le vent de là mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, ses pierreries et la figure de ses dieux. Mâtho, le portant ainsi, traversa toute la plaine jusqu'aux tentes des soldats; et le peuple, sur les murs, regardait s'en aller la fortune de Carthage.

      VI

      HANNON

      « – J'aurais dû l'enlever! – disait-il le soir à Spendius. – Il fallait la saisir, l'arracher de sa maison! Personne n'eût osé rien contre moi!»

      Spendius ne l'écoutait pas. Étendu sur le dos, il se reposait avec délices, près d'une grande jarre pleine d'eau miellée, où de temps à autre il se plongeait la tête pour boire plus abondamment.

      Mâtho reprit:

      « – Que faire?.. Comment rentrer dans Carthage?

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