Le Bossu Volume 4. Féval Paul
mauvaise humeur.
– Double! soit!
Les cartes se firent.
– Palsambleu! dit Oriol, voilà quarante mille écus lestement perdus.
– Double! disait cependant l'habit de bouracan marron.
– Vous êtes donc bien riche, monsieur? demanda Peyrolles.
L'homme au sabre ne le regarda pas seulement. Ses cent vingt mille livres étaient sur la table.
– Gagné, Peyrolles! s'écria le chœur des assistants.
– Double!
– Bravo! dit Chaverny, voilà un beau joueur.
L'habit de bouracan écarta de deux vigoureux coups de coude les joueurs qui le séparaient de Peyrolles et vint se placer debout auprès de lui.
Peyrolles lui gagna ses deux cent quarante mille livres, puis le demi-million.
– Assez, dit l'homme au sabre.
Puis, il ajouta froidement:
– Donnez-moi de la place, messieurs.
En même temps, il dégaina son sabre d'une main, tandis que l'autre saisissait l'oreille de Peyrolles.
– Que faites-vous? que faites-vous? s'écria-t-on de toutes parts.
– Ne le voyez vous pas? répondit l'habit de bouracan sans s'émouvoir. Cet homme est un coquin…
Peyrolles essayait de tirer son épée. Il était plus pâle qu'un cadavre.
– Voilà de ces scènes, M. le baron! dit le vieux Barbanchois; nous en sommes là!
– Que voulez-vous, M. le baron! répliqua la Hunaudaye; c'est la nouvelle mode!
Ils prirent tous deux un air de lugubre résignation.
Cependant l'homme au sabre n'était pas un manchot. Il savait se servir de son arme. Un moulinet rapide, exécuté selon l'art, fit reculer les joueurs. Un fendant sec et bien appliqué brisa en deux l'épée que Peyrolles était parvenu à dégainer.
– Si tu bouges, dit l'homme au sabre, je ne réponds pas de toi; si tu ne bouges pas, je ne te couperai que les deux oreilles.
Peyrolles poussait des cris étouffés. Il proposait de rendre l'argent. Que faut-il de temps à la foule pour s'amasser? Une cohue compacte se pressait déjà aux alentours.
L'homme au sabre, prenant son arme à moitié, comme un rasoir, s'apprêtait à commencer froidement l'opération chirurgicale qu'il avait annoncée, lorsqu'un grand tumulte se fit à l'entrée de la tente indienne.
Le général prince Kourakine, ambassadeur de Russie près de la cour de France, se précipita sous la tente impétueusement; il avait le visage inondé de sueur, ses cheveux et ses habits étaient en désordre.
Derrière lui accourait le maréchal de Tessé, suivi de trente gardes du corps chargés de veiller sur la personne du czar.
– Sire! sire! s'écrièrent en même temps le maréchal et Kourakine; au nom de Dieu! arrêtez!
Tout le monde se regarda.
Qui donc appelait-on sire?
L'homme au sabre se retourna. Tessé se jeta entre lui et la victime. Mais il ne le toucha point et mit chapeau bas.
On comprit que ce grand gaillard en habit de bouracan était l'empereur de Russie.
Celui-ci fronça le sourcil légèrement:
– Que me voulez-vous? demanda-t-il à Tessé; je fais justice.
Kourakine lui glissa quelques mots à l'oreille. Il lâcha aussitôt Peyrolles et se prit à sourire en rougissant un peu.
– Tu as raison, dit-il, je ne suis pas chez moi… c'est un oubli.
Il salua de la main la foule stupéfaite avec une grâce altière qui, ma foi, lui allait fort bien, et sortit de la tente, entouré des gardes du corps.
Ceux-ci étaient habitués à ses escapades. Ils passaient leur vie à courir sur ses traces.
Peyrolles rétablit le désordre de sa toilette et mit froidement dans sa poche l'énorme somme que le czar n'avait point daigné reprendre.
– Insulte de prince ne compte pas! dit-il en jetant à la ronde un regard à la fois cauteleux et impudent; je pense que personne ici n'a le moindre doute sur ma loyauté.
Chacun s'éloigna de lui, tandis que Chaverny répliquait.
– Des doutes?.. Assurément non, M. de Peyrolles… nous sommes fixés parfaitement.
– A la bonne heure! dit entre haut et bas le factotum; je ne suis pas homme à supporter un outrage…
Tous ceux qui ne s'intéressaient point au jeu s'étaient élancés à la suite du czar. Ils furent désappointés. Le czar sortit du palais, sauta dans le premier carrosse venu, et s'en alla décoiffer ses trois bouteilles avant de se coucher.
Navailles prit les cartes des mains de Peyrolles, qu'il poussa doucement hors du cercle et commença une banque.
Oriol tira Chaverny à part:
– Je voudrais te demander un conseil, dit le gros petit traitant d'un ton de mystère.
– Demande, fit Chaverny.
– Maintenant que je suis gentilhomme, je ne voudrais pas agir en pied plat… Voici mon cas… Tout à l'heure, j'ai fait cent louis contre Taranne… Je crois qu'il ne m'a pas entendu…
– Tu as gagné?
– Non, j'ai perdu…
– Tu as payé?
– Non… puisque Taranne ne demande rien.
Chaverny prit une pose de docteur.
– Si tu avais gagné, interrogea-t-il, aurais-tu réclamé les cent louis?
– Naturellement, répondit Oriol, puisque j'aurais été sûr d'avoir parié.
– Le fait d'avoir perdu diminue-t-il cette certitude?
– Non… mais si Taranne n'a pas entendu, il ne m'aurait pas payé…
Ce disant, il jouait avec son portefeuille. Chaverny mit la main dessus.
– Ça me paraissait plus facile au premier abord! fit-il avec gravité; le cas est complexe…
– Il reste cinquante louis! cria Navailles.
– Je tiens! dit Chaverny.
– Comment! comment! protesta Oriol en le voyant ouvrir son portefeuille.
Il voulut ressaisir son bien, mais Chaverny le repoussa d'un geste plein d'autorité.
– La somme en litige doit être déposée en mains tierces, décida-t-il; je la prends… et partageant le différend par moitié, je me déclare redevable de cinquante louis à toi, cinquante louis à Taranne… Et je défie la mémoire du roi Salomon.
Il jeta le portefeuille à Oriol décontenancé.
– Je tiens! je tiens! répéta-t-il en retournant à la table de jeu.
– Tu tiens mon argent! grommela Oriol; décidément, on serait mieux au coin d'un bois!
– Messieurs! messieurs! dit Nocé qui arrivait du dehors; laissez là vos cartes, vous jouez sur un volcan! M. de Machault vient de découvrir trois douzaines de conspirations dont la moindre fait honte à celle de Catilina!.. Le régent, effrayé, s'est enfermé avec le petit homme noir pour savoir la bonne aventure.
– Bah! fit-on, le petit homme noir est sorcier?
– Des pieds à la tête, répondit Nocé; – Il a prédit au régent que M. Law se noierait dans le Mississipi, et que madame la duchesse de Berry épouserait ce faquin de Riom en secondes noces.
– La paix! la paix! dirent les moins fous.
Les