Le Bossu Volume 4. Féval Paul
que M. de Peyrolles, ajouta Nocé, deviendrait honnête homme avant de mourir!
Il y eut explosion de gaieté. Puis tout le monde déserta la table et vint à l'entrée de la tente, parce que Nocé, regardant par hasard du côté du perron, s'était écrié:
– Tenez! tenez! le voilà! non pas le régent, mais le petit homme noir.
Chacun put le voir en effet, avec sa bosse et ses jambes bizarrement tordues, descendre à pas lents le perron du pavillon. – Un sergent de gardes françaises l'arrêta au bas des marches. – Le petit homme noir montra sa carte, sourit, salua et passa.
IV
– Souvenir des trois Philippe. —
Le petit homme noir avait un binocle à la main. Il lorgnait la décoration de la fête en véritable amateur. Il saluait les dames avec beaucoup de politesse et semblait rire dans sa barbe comme un bossu qu'il était. – Il portait un masque de velours noir.
A mesure qu'il avançait, nos joueurs le regardaient avec plus d'attention, – mais celui qui regardait le mieux était sans contredit M. de Peyrolles.
– Quelle diable de créature est-ce là? s'écria enfin Chaverny; – Eh mais!.. on dirait…
– Eh! oui!.. fit Navailles.
– Quoi donc? demanda le gros Oriol qui était myope.
– L'homme de tantôt, répondit Chaverny.
– L'homme aux dix mille écus!..
– L'homme à la niche…
– Ésope II, dit Jonas.
– Pas possible! fit Oriol; – un pareil être dans le cabinet du régent!
Peyrolles pensait:
– Qu'a-t-il pu dire à Son Altesse Royale!.. Je n'ai jamais eu bonne idée de ce drôle.
Le petit homme noir avançait toujours. Il ne paraissait point faire attention au groupe rassemblé devant l'entrée de la tente indienne. Il lorgnait, il souriait, il saluait. Impossible de voir un petit homme noir d'humeur meilleure et plus poli.
Déjà il était assez près pour qu'on pût l'entendre grommeler entre ses dents:
– Charmant! charmant… tout cela est charmant. Il n'y a que Son Altesse Royale pour faire ainsi les choses… Ah! je suis bien content d'avoir vu tout cela!.. bien content!.. bien content!..
A l'intérieur de la tente des voix s'élevèrent. Une autre compagnie avait pris place autour de la table abandonnée par nos joueurs. Ceux-ci étaient presque tous des gens d'âge respectable et haut titrés.
L'un d'eux dit:
– Ce qui est arrivé, je l'ignore; mais je viens de voir Bonnivet qui faisait doubler les postes par ordre exprès du régent.
– Il y a, reprit un autre, deux compagnies de gardes françaises dans la cour aux Ris…
– Et le régent n'est pas abordable!
– Machault est aux cent coups!
– M. de Gonzague lui-même n'a pu obtenir un traître mot.
Nos joueurs se prirent à écouter, mais les nouveaux venus baissèrent aussitôt la voix.
– Il va se passer ici quelque chose, dit Chaverny, j'en ai le pressentiment.
– Demandez au sorcier, fit Nocé en riant.
Le petit homme noir le salua d'un air tout aimable.
– Positivement, dit-il, – quelque chose… mais quoi?
Il essuya son binocle avec soin.
– Positivement, positivement, reprit-il; – quelque chose… quelque chose de fort inattendu… Eh! eh! eh!.. s'interrompit-il en donnant à sa voix stridente et grêle un accent tout particulier de mystère; – je sors d'un endroit chaud… très-chaud… le froid me saisit… permettez-moi d'entrer là dedans, messieurs, je vous serai obligé…
Il eut un petit frisson.
Nos joueurs s'écartèrent.
Tous les yeux étaient fixés sur le bossu.
Le bossu se glissa sous la tente avec force saluts. – Quand il aperçut le groupe de grands seigneurs assis maintenant autour de la table, il secoua la tête d'un air content et dit:
– Oui, oui… il y a quelque chose… le régent est soucieux… la garde est doublée… mais personne ne sait ce qu'il y a… M. le duc de Tresmes ne le sait pas, lui qui est gouverneur de Paris… M. de Machault ne le sait pas, lui qui est lieutenant de police… le savez-vous, M. de Rohan-Chabot?.. le savez-vous, M. de la Ferté-Senneterre?.. – Et vous, messieurs, s'interrompit-il en se retournant vers nos seigneurs, qui reculèrent instinctivement; le savez-vous?
Nul ne répondit. – MM. de Rohan-Chabot et de la Ferté-Senneterre ôtèrent leurs masques. – On en usait ainsi quand on voulait forcer poliment un inconnu à montrer son visage.
Le bossu, riant et saluant, leur dit:
– Messieurs, cela ne servirait à rien… vous ne m'avez jamais vu…
– M. le baron, demanda Barbanchois à son voisin fidèle, – connaissez-vous cet original?
– Non, M. le baron, repartit la Hunaudaye, – c'est un singulier olibrius.
– Je vous le donnerais bien en mille, reprit le bossu, – pour deviner ce qu'il y a… ce serait du temps perdu… il ne s'agit point des choses qui occupent journellement vos entretiens publics et vos secrètes pensées… il ne s'agit point des choses qui font l'objet de vos prudentes appréhensions, mes dignes messieurs…
Ce disant, il regardait Rohan, la Ferté, les vieux seigneurs assis à la table.
– Il ne s'agit point, poursuivit-il en regardant Chaverny, Oriol et les autres à leur tour, de ce qui enflamme vos ambitions plus ou moins légitimes, à vous dont la fortune est encore à faire… il ne s'agit ni des menées de l'Espagne, ni des troubles de France, ni des méchantes humeurs du parlement, ni des petites éclipses de ce soleil que M. Law appelle son système… non, non… et cependant, le régent est soucieux… et cependant, on a doublé la garde.
– Et de quoi s'agit-il, beau masque? demanda M. de Rohan-Chabot avec un mouvement d'impatience.
Le bossu demeura un instant pensif. Sa tête s'inclina sur sa poitrine. Puis, se redressant tout à coup, et laissant échapper un éclat de rire sec:
– Croyez-vous aux revenants?.. demanda-t-il.
Le fantastique ordinairement n'existe point hors d'un certain milieu. Les soirs d'hiver, dans une grande salle de château dont les fenêtres pleurent à la bise, autour d'une haute cheminée de chêne noir sculpté, là-bas, dans les solitudes du Morvan ou dans les forêts de Bretagne, on fait peur aux gens aisément avec la moindre légende, avec la moindre histoire. Les sombres boiseries dévorent la lumière de la lampe qui met de vagues reflets aux dorures rougies des portraits de famille. Le manoir a ses traditions lugubres et mystérieuses; on sait dans quel corridor le vieux comte revient traîner ses chaînes, dans quelle chambre il s'introduit quand l'horloge tinte le douzième coup, pour s'asseoir devant l'âtre sans feu et grelotter la fièvre des trépassés.
Mais ici, au Palais-Royal, sous la tente indienne, au milieu de la fête des écus, parmi les éclats de rire douteurs et les sceptiques causeries, à deux pas de la table de jeu, il n'y avait point place pour ces vagues terreurs qui prennent parfois les braves de l'épée et même les esprits forts, ces spadassins de la pensée.
Pourtant, il y eut un froid dans les veines, quand le bossu prononça ce mot revenant. Il riait en disant cela, le petit homme noir, mais sa gaieté donnait le frisson.
Il y eut un froid, malgré le flot ruisselant des lumières, malgré le bruit joyeux du jardin, malgré la molle harmonie que l'orchestre envoyait de loin.
– Eh!