Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
la nécessité d'aviser promptement, car il avait assez d'expérience pour comprendre que, en dépit des belles protestations du doux placeur, cette première tentative n'était que la préface d'exigences qui deviendraient de plus en plus exorbitantes.
Mille projets se présentaient à son esprit, repoussés et repris tour à tour, puis définitivement abandonnés.
Tantôt il avait envie d'aller confesser toute l'histoire au préfet de police.
Tantôt il songeait à faire appeler quelqu'un de ces policiers in partibus qui opèrent pour le compte des particuliers en dehors de la préfecture, et souvent malgré elle. Il en est d'habiles, dit-on.
Mais plus le comte réfléchissait et se débattait, plus il sentait solides et perfidement noués les liens qui le garrottaient.
De quelque façon qu'il s'y prît, il arrivait toujours à un scandale, et B. Mascarot n'offrait aucune prise.
Cependant, vingt heures de colère avaient affaissé les ressorts de son caractère violent, lorsqu'on était venu lui annoncer la visite de M. de Clinchan.
Grâce à cette disposition, il avait pu accueillir son vieil ami avec un calme relatif.
La lettre anonyme ne l'avait pas surpris. On pourrait presque dire qu'il s'attendait à quelque chose de pareil. Lui dépêcher M. de Clinchan était habile et dénotait une connaissance parfaite de l'homme.
Tourmenté par toutes ces idées, qui bouillonnaient en son cerveau, M. de Mussidan allait de long en long, se préoccupant si peu de la présence de sa femme, qu'il laissait, par moments, échapper des lambeaux de phrases et de sourdes exclamations.
Ce manège, à la longue, irrita la comtesse, dont les derniers mots de l'homme au journal avaient éveillé la curiosité.
Ne devait-elle pas être toujours sur le qui-vive, ainsi que ceux qui se trouvent dans une position menacée?
– Qu'avez-vous donc à vous agiter ainsi, Octave? demanda-t-elle. Serait-ce l'indigestion de M. de Clinchan qui vous inquiète?
Le comte connaissait sa femme pour en souffrir depuis des années.
Il devait être accoutumé à cette voix de tête si affreusement agaçante adoptée par elle. Il devait être habitué à ce sardonique sourire qui était comme figé sur ses lèvres.
Cependant, cette apparence de raillerie en un tel moment le transporta d'indignation.
– Ne parlez pas ainsi, fit-il d'une voix frémissante.
– Bon Dieu! comme vous me dites cela! Qu'avez-vous, mon ami? Est ce que vous êtes malade, vous aussi?
– Madame!..
– Enfin, daignerez-vous me dire ce qu'il se passe d'extraordinaire?
La face du comte s'était empourprée; sa colère revenait avec une violence d'autant plus grande qu'elle avait été longtemps réprimée.
Il s'arrêta brusquement devant le fauteuil où la comtesse était assise, et, les yeux flambloyants de haine et de menace, il dit:
– Il y a que notre fille ne peut épouser M. de Breulh-Faverlay, qu'elle ne l'épousera pas.
Cette inconcevable déclaration eut dû combler de joie Mme de Mussidan. C'était la moitié de la tâche imposée par le docteur Hortebize, et la plus difficile, qui se trouvait accomplie sans effort.
Cependant son premier mouvement fut de chercher des objections.
Les femmes commencent toujours, systématiquement et instinctivement, par s'opposer aux desseins qu'elles approuvent le plus. C'est leur façon de les faire entrer profondément dans l'esprit de qui les leur propose.
Chacune de leurs objections est calculée pour produire l'effet d'un coup de maillet sur un coin.
– Plaisantez-vous? dit-elle. Repousser M. de Breulh!.. Retrouverez-vous jamais un parti aussi brillant, je dirai presque inespéré?
– Oh!.. ne craignez rien, répondit le comte avec la plus amère ironie, on se chargera de vous fournir un prétendant.
Cette phrase, arrachée à M. de Mussidan par l'intensité de ses craintes, serra jusqu'à l'angoisse le cœur de la comtesse.
Qu'est-ce que cela voulait dire? Était-ce une allusion!
Son mari avait-il voulu désigner Croisenois? Savait-il sous l'empire de quelles obsessions abominables elle était condamnée à agir?
Mais elle était brave. Elle était de celle qui, à l'anxiété du désastre, préfèrent le désastre lui-même, si complet et si effroyable qu'il puisse être. Elle voulut savoir.
– De quel prétendant parlez-vous? demanda-t-elle avec une nonchalance affectée. Présenté par qui? comment? Qui donc aurait osé disposer de l'avenir de ma fille sans me consulter?..
– Moi!..
La comtesse eut un petit ricanement qui fut pour le comte comme un coup de cravache à travers la figure. Il perdit la tête, il oublia tout.
– Ne suis-je donc pas le maître! s'écria-t-il d'une voix terrible. Et je saurai le montrer, parce que telle est la volonté des misérables qui ont surpris le secret de ma vie, de mon crime, et qui ont entre les mains assez de preuves pour déshonorer mon nom.
Mme de Mussidan s'était levée. Elle se demandait si la raison de son mari ne s'égarait pas.
– Un crime, balbutia-t-elle, vous!
– Oui, moi! Ah! cela vous surprend et vous ne vous en doutiez guère. C'est ainsi. Vous vous souvenez peut-être d'un accident de chasse qui attrista les premiers mois de notre mariage. Ce jeune homme… dans les bois de Bivron. Eh bien! il n'y a pas eu d'accident. C'est volontairement que je l'ai ajusté, que j'ai fait feu. Je l'ai assassiné, enfin?.. Et on le sait, et on peut le dire et le prouver.
La comtesse, terrifiée, reculait, les bras étendus en avant, comme pour écarter un danger.
– Ah! vous êtes épouvantée!.. reprit le comte avec un rire sinistre. Je vous fais horreur, peut-être? Ne tremblez pas, ne vous éloignez pas ainsi, je n'ai pas de sang aux mains, soyez tranquille…
Il appuya ses deux mains sur son cœur, comme si la respiration lui eût manqué, et il poursuivit:
– C'est là qu'il est le sang, et il m'étouffe! Il y a vingt-trois ans de cela, et cependant, parfois encore, la nuit, je m'éveille baigné de sueur, parce que dans mon sommeil j'ai entendu le dernier râle de l'infortuné.
Mme de Mussidan s'était laissée glisser sur un fauteuil.
– C'est horrible, murmurait-elle…
– N'est-ce pas?.. Et cependant vous ne savez point encore pourquoi j'ai tué. Savez-vous ce qu'il avait osé me dire, ce malheureux!.. Il m'avait dit que ma jeune femme que j'adorais avait eu un amant.
La comtesse de Mussidan se dressa, la protestation aux lèvres, mais M. de Mussidan ayant ajouté froidement:
– Et c'était vrai, j'en ai acquis plus tard la certitude.
Elle retomba comme assommée, cachant son visage entre ses mains.
– Pauvre Montlouis!.. poursuivait le comte, il était aimé, lui. Il avait une maîtresse, une grisette qui allait en journée pour gagner sa vie. Mais elle était plus noble cent fois par le cœur, cette pauvre fille, que l'orgueilleuse héritière que je venais d'épouser et qui était une Sauvebourg.
– Octave!.. Monsieur!..
– Ah!.. c'est ainsi, elle l'a prouvé. Elle s'était donnée à Montlouis, cependant, et il devait l'épouser; il me l'avait dit. Tout le monde la croyait sage, elle était enceinte. A la mort de son amant elle a été déshonorée. On est impitoyable dans les petites villes. La première fois qu'elle sortit de l'hospice avec son enfant sur les bras, de vieilles femmes prirent de la boue au ruisseau et l'en couvrirent. Il fallait fuir…
Quand il se serait agi de la vie, la comtesse n'aurait pu articuler une parole.
– Elle