Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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jamais.

      Elle était le lien de deux haines.

      Toutes ces circonstances, qui se représentaient à son esprit, redoublaient ses angoisses.

      Alors, sans aucun doute, elle était dans une de ces dispositions d'esprit qui inspirent aux jeunes filles les résolutions désespérées.

      Oui, il lui eût semblé moins pénible, moins cruel de quitter pour toujours le toit paternel, que d'affronter le regard de M. de Breulh, quand elle lui dirait la vérité.

      Par bonheur, elle devait à l'habitude de vivre repliée sur elle-même une énergie virile.

      Pour André, encore plus que pour elle-même, elle voulait rester dans le cercle étroit des conventions sociales. Elle eût souffert d'une félicité qu'il faut cacher comme une honte, et dont le monde hypocrite et méchant se venge tôt ou tard. Il fallait à ses désirs ce bonheur permis, d'accord avec les préjugés et la passion, qui s'affirme hautement à la face de Dieu et des hommes.

      A midi, elle n'était pas encore décidée, et, agenouillée à son prie-Dieu, elle priait et pleurait.

      Hélas! pourquoi n'avait-elle pas de mère?

      Un moment elle eut l'idée d'écrire. Mais elle comprit que c'est folie de confier au papier les phrases qu'on n'ose prononcer.

      Le temps pressait, et Sabine se reprochait amèrement ce qu'elle appelait sa pusillanimité, lorsqu'elle entendit les grilles de l'hôtel tourner sur leurs gonds.

      Une voiture entrait dans la cour de l'hôtel.

      Machinalement, la jeune fille s'approcha de la fenêtre, regarda et poussa un cri de joie.

      Elle venait de voir M. de Breulh-Faverlay descendre d'un phaéton qu'il conduisait lui-même malgré le froid.

      – Dieu m'a entendue, murmura-t-elle; le plus pénible de mon entreprise m'est épargné.

      – Quoi! mademoiselle, demanda la dévouée Modeste, vous allez parler à M. de Breulh ici?

      – Oui. Ma mère n'est pas habillée, on n'ira pas avertir mon père dans la bibliothèque sans un ordre exprès; en arrêtant M. de Breulh au passage et en le faisant entrer au salon, j'ai un quart d'heure à moi; c'est plus qu'il ne faut.

      Rassemblant alors tout son courage, triomphant de ses dernières hésitations, elle sortit.

      Certes André eût le droit de s'enorgueillir d'être préféré, lui, le pauvre peintre, l'enfant trouvé, à l'homme que le comte de Mussidan avait choisi entre tous pour sa fille unique.

      M. de Breulh-Faverlay est un des dix hommes dont Paris s'inquiète en dehors du monde officiel.

      Il semble que la fortune ait pris plaisir à vider sur sa tête le trésor de ses faveurs.

      Il n'a pas quarante ans; il est remarquablement bien de sa personne, son intelligence est supérieure, on redoute son esprit; enfin, il est un des plus riches propriétaires de France.

      Comment reste-t-il, en apparence, étranger aux affaires de son pays et de son temps, pourquoi se tient-il à l'écart? On le lui a souvent demandé.

      – J'ai bien assez à faire, répond-il, de dépenser ma fortune sans me donner trop de ridicules.

      Est-ce modestie réelle ou affectation? On ne sait.

      Ce qui est sûr, c'est qu'il est comme l'expression dernière de tout ce que la noblesse française eut autrefois de beau, de brillant, de poétique. Il en a la loyauté parfaite, la courtoisie spirituelle, l'esprit chevaleresque et la généreuse disposition à se dévouer pour des causes perdues.

      Il a eu, prétend-on, de grands succès auprès des femmes. Si les «on dit» sont vrais, il a su être assez habile pour ne jamais compromettre personne.

      Une sorte d'ombre mystérieuse et romanesque, qui plane sur ses jeunes années, ajoute encore à son prestige.

      Il n'a pas toujours été riche, il s'en faut.

      Orphelin, n'ayant qu'un insignifiant patrimoine, M. de Breulh s'embarqua, lorsqu'il n'avait guère que vingt ans, pour l'Amérique du Sud. Il y est resté douze ans, tantôt faisant la guerre de partisans, tantôt demandant aux plus singulières professions sa vie de chaque jour, préludant par deux expéditions aux tentatives avortées de Raousset-Boulbon et de Pindray.

      A son retour en France, il n'était guère plus riche qu'avant son départ, lorsque son oncle, le vieux marquis de Faverlay, mourut en lui léguant ses propriétés, à la condition de joindre, par un trait d'union, à son nom de Breulh le nom de Faverlay, menacé de s'éteindre.

      On ne lui connaît qu'une passion sérieuse, les chevaux. Mais s'il fait courir, c'est en grand seigneur et non en palefrenier.

      Voilà ce que savait le monde sur l'homme qui allait tenir entre ses mains les destinées d'André et de Mlle de Mussidan.

      Il venait d'entrer dans le vestibule, et il allait adresser la paroles aux valets de pied qui s'étaient levés à son approche, lorsque apercevant Sabine sur les dernières marches de l'escalier, il salua profondément.

      La jeune fille vint droit à lui.

      – Monsieur, dit-elle, si émue que sa voix était à peine intelligible, monsieur, je vous demanderai de m'accorder un moment d'entretien. Je voudrais vous parler, à vous seul… sur-le-champ.

      M. de Breulh s'inclina profondément sans rien laisser voir de son étonnement.

      – Ce m'est un grand honneur, mademoiselle, répondit-il, d'avoir à me mettre à vos ordres.

      Sur un signe de Sabine, un des valets de pied avait ouvert la porte de ce même salon où le docteur Hortebize avait vu presque à genoux l'orgueilleuse comtesse de Mussidan.

      La jeune fille entra la première, peu soucieuse de l'opinion et conjectures des domestiques.

      Elle n'offrit point de siège à M. de Breulh.

      Debout, près de la cheminée, elle s'appuyait à la tablette, comme si elle eut craint d'être trahie par ses forces.

      Ce n'est qu'après un long silence, horriblement embarrassant pour tous deux, que Mlle de Mussidan réussit enfin à surmonter l'horreur que lui inspirait sa démarche.

      – Ma conduite extraordinaire, commença-t-elle, vous prouvera, monsieur, mieux que les plus longues explications, la sincérité de mon estime pour votre caractère, ma confiance absolue en vous…

      M. de Breulh ne sourcilla pas.

      Où voulait en venir Sabine? Son esprit s'égarait en mille suppositions contradictoires.

      – Vous êtes un ami de notre famille, poursuivit la jeune fille, vous avez pu mesurer les misères secrètes de notre intérieur. Vous avez dû reconnaître, qu'entre mon père et ma mère, je suis abandonnée autant qu'une orpheline…

      Elle s'arrêta, interdite et honteuse.

      L'idée que M. de Breulh allait peut-être se méprendre à ses expressions et s'imaginer que, devançant son blâme, elle cherchait à s'excuser, révoltait sa fierté.

      C'est donc avec une nuance de hauteur, qui devait paraître étrange à coup sûr, dans sa situation, qu'elle reprit:

      – Mais ai-je donc à me justifier?.. Si j'ai osé vous demander un entretien, monsieur, c'est que je veux vous conjurer de renoncer au… projet dont il a été question, et vous prier de prendre sur vous la responsabilité d'une rupture.

      Si inattendue était cette déclaration, que M. de Breulh, malgré cette puissance de dissimulation que donne l'usage du monde, laissa voir sa surprise profonde, voilée d'un certain dépit.

      – Mademoiselle… commença-t-il.

      Sabine l'interrompit.

      – C'est un grand service, dit-elle, que j'implore de votre générosité. Il dépend de vous de m'épargner de cruels chagrins…

      Elle eut un sourire triste et ajouta:

      – J'ai conscience


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