Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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dame, poursuivait le couturier, m'a été présentée hier. Elle s'appelle soi-disant Zora de Chantemille. Le fait est qu'elle est furieusement jolie.

      B. Mascarot réfléchissait.

      – Compère, dit-il, enfin, vous ne sauriez croire combien ce jeune homme me gêne. On ne peut plus compter sur Clichy… Qu'imaginerions-nous pour pouvoir l'éloigner de Paris?

      Le visage de Van Klopen devenait écarlate à vue d'œil. Le moindre effort de réflexion charriant son sang à la tête, produit cet effet.

      – Eh!.. fit-il en se frappant le front, le moyen est trouvé. Ce Gandelu qui m'a l'air d'un étourneau vaniteux, est capable de tout et de bien d'autres choses encore, pour cette belle fille blonde.

      – Je le crois.

      – Alors, voici la chose. Je lui ouvre un petit compte pour lui mettre l'eau à la bouche; bien!.. Arrive une commande très importante, je taille, j'essaye; mais, au moment de livrer, je fais semblant d'avoir peur et je demande quelques petites valeurs que je jure de ne pas négocier… à deux signatures, s'entend. On met alors le gaillard en rapport avec la Société d'escompte mutuel, et notre cher Verminet lui persuade aisément d'écrire de sa main un nom connu au bas d'un chiffon de papier. Il m'apporte ces valeurs, je les accepte, nous le tenons.

      – Un petit faux!..

      – Dame, je ne vois pas d'autre moyen, à moins que…

      Il s'interrompit; on entendait dans l'antichambre un tapage inusité et comme un bruit de voix se disputant.

      L'impassible Van Klopen s'était levé, un peu ému, et il prêtait l'oreille, écoutant de toutes ses forces.

      – Je voudrais bien savoir, murmura-t-il, quel est l'impertinent qui se permet de venir faire du scandale chez moi. Vous verrez que ce sera encore quelque mari ridicule…

      Si les maris détestent et redoutent le couturier des reines, on doit convenir qu'il le leur rend bien, et qu'ils sont le cauchemar de son existence.

      Si on l'écoutait, l'institution serait abolie demain.

      – Allez voir ce que c'est, conseilla B. Mascarot.

      – Moi!.. me commettre avec je ne sais qui, risquer d'essuyer une avalanche d'injures; pas si bête! Je paye des domestiques pour m'épargner ces ennuis.

      C'était sage et prudent.

      Le bruit d'ailleurs allait s'éteignant, le diapason des voix baissait. On entendit encore ouvrir et se refermer la porte du salon, puis rien. Tout était rentré dans le silence.

      – Revenons à nos moutons, reprit l'estimable placeur. Votre proposition me va. J'avais bien un autre expédient, mais il peut manquer. Un joli petit faux est une arme toujours chargée…

      Il quitta son fauteuil et entraîna le couturier à l'extrémité de la pièce.

      Après ce qu'ils venaient de se confier, que pouvaient-ils avoir à dire de plus affreux, de plus indigne?

      Depuis le commencement de cette odieuse conversation, Paul était devenu plus pâle que la mort.

      Si ignorant qu'il fût des choses de la vie, il ne pouvait ne pas comprendre.

      Déjà, chez Philippe, pendant le déjeuner, B. Mascarot lui avait laissé entrevoir des choses étranges, ce qu'il entendait maintenant achevait de l'éclairer.

      Il devenait évident pour lui que cet homme, dont il avait accepté la protection bizarre, machinait quelque ténébreuse et détestable intrigue.

      Actes, démarches, discours, tout, de sa part, avait une signification, une raison d'être, et tendait à quelque but mystérieux.

      Analysant et comparant ce qu'il avait vu, entendu ou surpris, Paul devinait ou plutôt sentait une trame patiemment ourdie.

      Il entrevoyait d'inexplicables rapports entre cette Caroline Schimel qu'on faisait espionner, et ce marquis de Croisenois, si fier et si humble, et cette comtesse de Mussidan, qu'on poussait à la ruine, et Flavie, cette riche héritière dont on lui faisait espérer la main, et ce Gaston de Gandelu, à la passion de qui on allait arracher un faux, un de ces crimes qui conduisent au bagne.

      Et lui, Paul, n'était-il pas un instrument rendu forcément docile? Vers quels abîmes et à travers quels bourbiers allait-on le conduire?

      Ce placeur obscur, ce couturier illustre, n'étaient pas deux amis, comme il l'avait cru, mais deux complices.

      Il voyait à quelles sources impures B. Mascarot puisait son pouvoir terrible et sans bornes: il savait, il était comme le remords vivant, la menace perpétuelle poursuivant ses tremblantes victimes le fouet à la main.

      Et Paul se sentait aux mains de ce doucereux despote. L'évidence d'un complot entre lui et Tantaine éclatait à ses yeux. Trop tard!

      Lui, innocent, il se trouvait sous le coup d'une accusation de vol.

      Lorsqu'il était sans défiance, B. Mascarot l'avait lié, ficelé, garrotté, avec la redoutable adresse de ces mygales nocturnes des forêts de Salcette, qui surprennent l'oiseau endormi sur sa branche et l'enveloppent de leurs fils sans l'éveiller.

      Pouvait-il lutter avec quelques chances de succès? Non. Au moindre effort pour rompre le filet fatal, il devait être brisé.

      Cette certitude le faisait frémir, mais il n'éprouvait pas la noble horreur de l'honnêteté pour le crime.

      Il faut bien l'avouer: tous les instincts mauvais dont le germe était en lui fermentaient comme la pourriture au soleil.

      Il était encore ébloui des splendides espoirs que le tentateur avait fait briller à ses yeux. Il se souvenait qu'on lui avait dit que son père était un grand seigneur, il songeait à cette jeune fille millionnaire, dont un seul regard avait fait vibrer en lui des cordes inconnues.

      Il se disait qu'un homme comme Mascarot, tout puissant, méprisant les lois et les préjugés, fort, patient, devait quand même arriver à ses fins.

      Quels risques courait-il à se livrer au torrent qui déjà l'entraînait? Aucun. Mascarot devait être un nageur assez vigoureux pour lui tenir la tête hors de l'eau…

      Paul ne s'était jamais exercé à se contraindre, il ne pouvait se croire observé, aussi était-il aisé de saisir sur sa mobile physionomie le reflet de toutes ses sensations.

      Ainsi faisait l'honorable placeur.

      Si cette conversation infâme avait eu lieu devant son protégé, c'est qu'il l'avait voulu ainsi.

      Avant de lui donner le mot de son secret, avant de lui révéler ce qu'il attendait de lui, il tenait à accoutumer son esprit timide à envisager froidement les plus atroces combinaisons.

      Il avait observé que mieux mille fois que les plus subtiles théories, le fait brutal qui surprend, démoralise et hâte la corruption.

      Il lut dans l'œil de Paul sa résolution de s'abandonner, et c'est avec la certitude absolue de son influence qu'il reprit à haute voix la conversation:

      – Arrivons, dit-il, à la question sérieuse, qui est le post-scriptum de ma visite. Où en sommes-nous avec la vicomtesse de Bois-d'Ardon?

      Le tailleur pour dames eut un geste suffisant, comme il lui arrive quand on parle d'une de ses clientes de prédilection.

      – Elle va bien, répondit-il. Je viens de lui livrer une série de toilettes inouïes.

      – Que doit-elle?

      – Au plus 25,000 francs; elle a dû bien plus.

      B. Mascarot tracassait furieusement ses lunettes.

      – Voilà, certes, dit-il, une femme calomniée. Elle est légère, coquette, vaniteuse, dépensière, mais rien de plus. Depuis quinze jours, je fouille son passé, et je n'y trouve pas le plus petit péché véniel qui la mette à notre discrétion… Heureusement, sa dette nous la livre. Son mari sait-il qu'elle a un compte ici?

      – Lui!.. certes non. Il donne à sa femme un argent fou, et s'il se doutait…

      – Parfait!


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