Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
de Van Klopen peut braver toutes les concurrences, défier toutes les tentatives.
Il en est réduit à refuser des commandes.
– J'aime à choisir mon monde, dit-il, à trier mes pratiques.
Et il choisit, et il trie!.. Monsieur a ses caprices.
C'est pourquoi les plus nobles et les plus riches briguent l'honneur d'être habillées par lui.
Les plus fières ne rougissent pas de le voir scruter les mystères de leur taille. Elles lui confient des secrets qu'elles n'avouent pas à leur mari. Elles supportent très bien que ses larges et grosses mains se promènent sur leurs épaules pour en prendre la mesure.
C'est la mode!..
Ses salons sont comme un terrain neutre où se rencontrent, se confondent, se mêlent, se provoquent du regard les femmes de tous les mondes.
Peut-être est-ce un des éléments de la vogue.
Mme la duchesse de R… n'est pas fâchée de voir de près la célèbre Bischy, pour qui le baron de N… s'est brûlé le peu de cervelle qu'il avait. Peut-être, en prenant son tailleur, espère-t-elle prendre quelque chose de ses séductions.
De son côté, Mlle Diamant qui gagne, c'est connu, cent écus par an aux Délassements, éprouve une délicate jouissance à écraser, par les splendeurs de ses commandes, les grandes dames dont sa victoria croise les équipages autour du lac.
Entre ces clientes si diverses, l'adroit Van Klopen tient égale la balance de ses faveurs. Aussi est-il le plus choyé, le plus adoré des hommes.
Que de fois il a entendu de belles bouches dédaigneuses lui dire:
– D'abord, mon petit Klopen, si je n'ai pas ma robe pour mardi, je me meurs!..
L'hiver, les soirs de grandes fêtes, les équipages font queue dans sa rue.
Entre neuf heures et minuit, deux cents femmes prennent d'assaut sa maison, jalouses de se faire attacher la dernière épingle de la main du maître, ambitieuses de son sourire approbateur.
Lui, grave, froid, impassible, le cigare aux dents quelquefois, – tout lui est permis, – il regarde défiler le brillant escadron. Il est sobre d'éloges. Il sait qu'un «très bien» de sa bouche enivre l'élue et désole vingt rivales.
Mais il a su s'attacher sa clientèle par des liens moins fragiles que ceux de la vanité.
Quand il a pris ses renseignements, si on lui offre des garanties sérieuses, il fait crédit.
Oui, il donne à crédit non seulement ses façons, mais encore les étoffes. Au besoin, il ferait entendre raison à des fournisseurs récalcitrants; à la rigueur, il prête de l'argent.
Aussi, en ces jours de sarabande furieuse de l'anse du panier conjugal, le tailleur pour dames est la terreur des maris.
Honnêtes maris! Ils dorment sur les deux oreilles, ils admirent l'ordre, l'économie, le savoir faire de leur femme, et, tout à coup, atroce réveil, le flegmatique Hollandais apparaît une facture de 20,000 francs à la main.
Que faire? Payer.
Oui, payer ou plaider, car il plaide, Van Klopen. N'a-t-il pas fait, à la même audience, comparaître la brillante marquise de Reversay et l'aventureuse Chinchette, celle-là, précisément, qui périt si misérablement il y a trois mois!..
La marchande à la toilette, qui exploite les misères des filles, reculerait devant les manœuvres de cet usurier de la soie et du velours.
Malheur donc à la femme qui se laisse prendre au piège du crédit qu'il tend. La femme qui lui doit mille écus est perdue, car elle ne peut dire jusqu'où elle descendra pour chercher de l'argent quand on lui en réclamera.
Pourtant, on trouve bien des noms honorables sur ses livres!..
Est-il surprenant que tant de prospérités aient tourné la tête de Van Klopen? Le contraire serait incroyable.
Il est donc gras, rose, impudent, vaniteux, cynique!.. Ses flatteuses vont jusqu'à dire qu'il a de l'esprit.
Tel est, aussi exactement que possible, l'homme chez lequel B. Mascarot et son protégé Paul Violaine se rendaient après un long déjeuner chez Philippe.
La tenue de la maison de Van Klopen mérite une mention. Un tapis superbe, posé à ses frais, habille l'escalier jusqu'au premier étage qu'il occupe.
Dans l'antichambre, très vaste, deux chasseurs en grande livrée, reluisants d'or, étaient assis près des bouches du calorifère.
A la vue de B. Mascarot, ils se levèrent respectueusement, et l'un d'eux s'empressa d'éviter au placeur la peine d'une question.
– M. Van Klopen travaille en ce moment avec Mme la princesse Korasof, dit-il; mais dès qu'il va savoir que monsieur le demande, il se dérangera. Monsieur veut-il prendre la peine de passer dans les appartements particuliers de monsieur?..
Le beau chasseur se mettait déjà en mouvement; B. Mascarot l'arrêta.
– Nous ne sommes pas pressés, dit-il, nous attendrons dans le grand salon avec les clients. Y a-t-il beaucoup de monde?
– Une douzaine de dames au moins, les bals donnent…
– Très bien, cela me distraira.
Aussitôt, sans attendre la réplique du chasseur, B. Mascarot tourna le bouton de cristal d'une porte à deux battants et poussa Paul dans la vaste pièce que le facétieux Van Klopen appelle sa «salle des Pas-Perdus.»
Ce salon, superbement décoré, doré, ornementé, peinturluré, est d'un goût exécrable; mais il surprend par une particularité bizarre.
Le papier des murs disparaît entièrement sous une prodigieuse quantité de petites aquarelles représentant des femmes en toilettes variées.
Chaque tableau a sa légende, et si on s'approche, on lit avec les noms en toutes lettres:
Robe de Mlle de C… pour un dîner à l'ambassade russe;
Garnitures de la marquise de V… pour un bal à l'Hôtel-de-Ville;
Costume d'eaux de Mlle H… de R…
Péplum de Mlle S…
C'est le tailleur lui-même qui a imaginé ce moyen de léguer ces conceptions à la postérité.
Tel qu'il est, ce salon surprit si bien Paul par sa magnificence, que, décontenancé, ébloui, il restait sur le seuil, n'osant avancer, n'apercevant pas de siège où s'asseoir.
Mais B. Mascarot a du sang-froid pour deux.
Saisissant son protégé par le bras, il l'attira près de lui sur un canapé en murmurant à son oreille:
– De la tenue, morbleu! l'héritière est là!
L'entrée de B. Mascarot et de son protégé, dans la «salle des Pas-Perdus» de l'illustre Van Klopen, avait presque fait scandale.
Il est si rare qu'un homme ose pénétrer dans ce sanctuaire des élégances, que toutes les belles dames qui attendaient patiemment le bon plaisir du roi des couturiers furent stupéfaites et comme saisies de la témérité de ces intrus.
L'impression était peut-être augmentée par la surprenante beauté de Paul, cet adolescent aux yeux tremblants, plus timide et plus rougissant qu'une vierge.
Les conversations avaient cessé comme par enchantement, et sous le feu d'une douzaine de paires d'yeux, sentant ses joues brûlantes, Paul perdait contenance, tourmentait son chapeau comme un paysan devant un tribunal, et n'osait lever la tête.
Cette confusion ne pouvait convenir à l'honorable placeur.
Il avait amené son protégé pour voir: il voulait qu'il regardât.
C'est qu'il n'était pas intimidé, lui, par cette imposante assemblée.
Dès en entrant, il avait salué à la ronde avec les grâces surannées d'un mirliflor de 1820, et maintenant,