Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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bien! dit-il, si votre mari vous fait peur, adressez-vous à un autre!..

      Et se dégageant brutalement, abandonnant la malheureuse dans le couloir, il rentra dans son cabinet où l'attendaient Paul et Mascarot.

      Il était vraiment mécontent, l'arbitre des élégances, et la preuve c'est qu'il ferma la porte de son cabinet avec une violence éloignée de son caractère et de ses habitudes. Les véritables puissances sont calmes et sereines.

      – Avez-vous entendu, dit-il à Mascarot, cette scène pitoyable? Il m'en arrive comme cela de temps à autre, et ce n'est pas gai.

      Il s'interrompit, parce qu'il sentait à la main un léger chatouillement; il l'examina curieusement et l'essuya en disant avec un rire épais:

      – Tiens!.. elle m'a pleuré sur la main!..

      Paul était franchement révolté.

      La première inspiration de son cœur était encore bonne. S'il eût eu trois mille francs, il les eût portés à cette pauvre femme, dont on entendait encore dans le couloir les gémissements étouffés.

      – C'est épouvantable!.. fit-il.

      L'exclamation sembla scandaliser Van Klopen.

      – Ah!.. dit-il, avec un intraduisible cynisme d'expressions, monsieur donne dans les crises de nerfs!.. Si monsieur était à ma place, il saurait promptement ce que cela vaut au juste. C'est mon argent, après tout, et celui de mes associés que je défends. Vous ne savez donc pas que toutes ces farceuses que j'habille sont comme folles de vanité et enragées de toilettes. Père, mère, mari, elles donneraient tout, avec les enfants par-dessus le marché, pour se faire ouvrir un compte. Vous ne pouvez savoir ce dont une femme est capable pour se procurer la robe qui fera crever une rivale de dépit… Ce n'est jamais qu'au moment de régler qu'elles songent à la famille…

      – Cependant, vous savez qu'avec celle-ci, vous ne perdrez rien; son mari…

      – Ah! oui, les maris, s'écria Van Klopen, qui s'animait à la discussion, parlons-en. Il me font encore mourir de rire, ceux-là. Apporte-t-on des robes? Ils vous reçoivent avec toutes sortes de politesses, car ils aiment les belles étoffes, eux aussi, qui leur font honneur. Quand on présente la facture, c'est une autre paire de manches. Ils roulent des yeux terribles et parlent de vous faire jeter à la porte…

      De la meilleure foi du monde, Paul s'imaginait plaider la cause de la pauvre débitrice.

      – Les maris sont souvent trompés, objecta-t-il.

      – Laissez-moi donc!.. Ils savent; et dans tous les cas, leur métier est de s'informer. Mais non… ils font les ignorants, c'est plus commode. Quand ils ont donné cent louis par mois, ils se croient quittes et regardent défiler à la douzaine des toilettes à faire cabrer des chevaux de fiacre. S'ils ne se disent pas que leurs femmes les achètent à crédit, où pensent-ils donc qu'elles les prennent?.. Mais, non, on s'entend. Madame commence par se faire ouvrir un compte, et Monsieur, après, discute le total et demande des réductions. Je connais ce jeu!..

      Le grand couturier paraissait si fort en colère que B. Mascarot jugea son intervention nécessaire.

      – Vous avez peut-être été un peu dur, dit-il.

      Van Klopen lui jeta un coup d'œil d'intelligence.

      – Bah!.. répondit-il, demain je serai payé, je sais bien par qui et comment, et j'aurai une autre commande. Pour agir comme je l'ai fait, j'avais mes raisons…

      Ces raisons n'étaient peut-être pas fort honnêtes, car il n'osa les dire tout haut.

      Il entraîna l'honorable placeur dans l'embrasure d'une fenêtre, et là, tous deux, ils se mirent à causer très bas, riant abondamment comme au récit d'un bon tour.

      N'entendant pas un traître mot, Paul se mit à examiner ce que Van Klopen appelle son «cabinet de consultations».

      On n'y voyait rien de ce qu'il faut pour écrire, mais bien quantité de mètres, de ciseaux, des règles, puis des monceaux d'échantillons, des masses de croquis de toilette; enfin, dans le fond, six mannequins supportaient les patrons en papier des nouvelles créations du tailleur pour dames.

      Paul n'avait pas eu le temps de tout inventorier que déjà les deux amis, il les jugeait tels, étaient de retour au coin du foyer.

      – Nous perdons notre temps, prononça B. Mascarot; j'aurais cependant bien voulu jeter un coup d'œil sur nos livres, mais il y a tant de monde dans le salon.

      – Et cela vous arrête, fit insoucieusement le couturier; attendez une minute.

      Il sortit sur ces mots, et presque aussitôt on entendit sa grosse voix douceâtre.

      – Désolé, mesdames, disait-il, désespéré, parole d'honneur, mais je suis en conférence avec un marchand de tissus, vous comprenez, c'est pour vous, en somme, ce sera peut-être long…

      – Nous attendrons, répondit le chœur intrépide des clientes…

      Van Klopen reparut, étincelant de fierté:

      – Ce n'est pas plus malin que ça, prononça-t-il, elles resteront là jusqu'à la nuit pour attendre leur petit Klopen. Pauvres chattes!.. Voilà les clients de Paris. Courez après eux, épuisez-vous en gracieusetés… ils se sauvent comme des lièvres. Au contraire, moquez-vous d'eux, recevez-les mal, ils affluent. Si jamais la vogue me quitte, je ferme ma boutique, j'écris dessus: «Le public n'entre pas ici», et le lendemain la foule aura défoncé mes portes.

      B. Mascarot daigna approuver de la tête, pendant que le tailleur pour dames tirait d'un chiffonnier un gros registre.

      – Les affaires n'ont jamais été mieux, reprit Van Klopen; à vrai dire, nous sommes en pleine saison. Depuis neuf jours que vous n'êtes venu, nous avons pour 87,000 francs de commandes.

      – C'est superbe! Mais laissons le courant pour les affaires douteuses, je suis pressé.

      L'arbitre des élégances feuilletait son registre.

      – Voici, dit-il. Du 4 février, Mlle Virginie Cluche demande cinq toilettes de théâtre et de soirée, deux dominos, trois costumes de ville.

      – C'est beaucoup.

      – Aussi ai-je demandé à me consulter. Elle ne doit qu'une misère: 1,800 francs.

      – C'est déjà trop, si, comme on l'a dit, son protecteur est ruiné. Ne refuse pas, mais ne faites rien jusqu'à nouvel ordre.

      Pour toute réponse, Van Klopen traça en marge de son registre un signe cabalistique, traduction mystérieuse des volontés du placeur.

      – Du 6, même mois, commande importante de la comtesse de Mussidan, pour elle. Une robe sans garniture pour sa fille. Son compte est des plus élevés; le comte ne paie pas, il m'a prévenu.

      – N'importe! allez, et même poussez-la!

      Nouveau signe sur le registre.

      – Du 7: Demande d'ouverture de compte de Mlle Flavie Martin-Rigal; une nouvelle cliente, la fille du banquier, sans doute.

      A ce nom, Paul tressaillit; mais l'estimable négociant ne sembla pas y prendre garde.

      – Mon compère, fit-il du ton le plus sérieux, retenez bien ce nom. Quoi que vous demande cette jeune fille, fût-ce votre maison entière, c'est d'avance accordé. Et surtout, le plus profond respect. La moindre irrévérence vous causerait des désagréments. Elle est dans votre salon, aussitôt après mon départ vous la ferez entrer.

      A l'air surpris du couturier, il était aisé de voir que Mascarot n'abuse pas de ce genre de recommandation. Paul n'était pas moins ébahi pour d'autres motifs.

      – Vous serez obéi, monsieur, répondit Van Klopen. A la date du 8, un jeune monsieur, Gaston de Gandelu, m'est présenté par M. Luper, le bijoutier. Son père est très riche, dit-on, et personnellement il doit recueillir à sa majorité, qui est proche, un héritage considérable. Ce jeune homme demande un crédit de quinze ou vingt mille francs pour une jeune dame.

      Le


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