Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
pas l'ombre d'un renseignement à utiliser, et il se disposait à congédier sa cliente, lorsque celle-ci, qui avait deviné son intention, reprit vivement:
– Minute! je ne vous ai encore rien dit.
Certainement, B. Mascarot n'attendait rien de cette fille, mais il est patient, mais il a appris à se contraindre, mais il sait qu'un ambitieux, si haut qu'il soit, ne doit jamais repousser un collaborateur, si intime qu'il puisse être, si inutile qu'il paraisse.
Il se renversa donc sur son fauteuil, et d'un air aussi satisfait que s'il eût été prodigieusement intéressé, il dit:
– Voyons le reste.
– Donc, reprit la cuisinière de Rose-Zora, nous avons eu un grand dîner: huit invités, et madame était la seule femme. Ah! monsieur, quels hommes distingués, et aimables, et spirituels, et bien mis!.. Mais c'est encore monsieur qui était le mieux.
– Peste!..
– C'est ainsi. Sur les dix heures ils étaient tous très gris. Alors, savez-vous ce qu'ils ont fait? Ils ont envoyé dire au concierge de veiller à ce que personne ne traversât la cour, parce qu'ils voulaient jeter la vaisselle par la fenêtre. Et ils l'ont jetée. Plats, assiettes, verres, bouteilles, tout y a passé. C'est comme cela dans le grand monde. Les garçons de chez Potel m'ont dit que c'est une mode qui a été apportée à Paris par des princes russes.
L'honorable placeur tracassait terriblement ses lunettes. La résignation la plus héroïque a des bornes.
– Enfin, demanda-t-il, qu'avez-vous remarqué de curieux?
– Voilà!.. Parmi tous ces messieurs, il y en avait un qui faisait comme une tache dans la société, un grand brun à l'air mauvais, mal mis, et qui ne disait rien. On aurait juré qu'il se moquait des autres; manant, va!..
– Eh bien?
– Eh bien! Madame n'avait d'amabilités que pour lui. Elle était toujours à lui offrir les meilleures choses: Voulez-vous de ceci, prenez donc de cela, vous ne buvez pas, et patati, et patata… Après le dîner, quand les autres se sont mis à jouer, lui, qui n'avait probablement pas le sou, il est resté à causer avec madame.
– Et vous savez ce qu'ils disaient?
– Naturellement. Ils étaient près de la porte de la chambre à coucher; je suis allée l'entrebailler et j'ai écouté.
– Ce n'est peut-être pas très bien?
– Tant pis!.. J'aime à connaître les affaires des gens que je sers. Donc, ils parlaient d'un monsieur que madame a connu autrefois, et qui est l'ami du grand brun, un nommé… attendez donc… un nommé…
Beaumarchef estima que c'était le cas de montrer son excellente mémoire.
– Paul Violaine… fit-il.
– Précisément, répondit la cuisinière.
Puis l'étonnement lui venant avec la réflexion, elle ajouta:
– Ah ça! mais… comment savez-vous ce nom, vous?
B. Mascarot avait relevé ses lunettes pour lancer à son associé un regard foudroyant.
– Beaumar sait tout, répondit-il négligemment, c'est son état.
L'explication ne satisfit peut-être pas complètement l'estimable cuisinière, mais comme elle tenait à son récit, elle continua:
– Donc, madame racontait que ce n'était qu'un pas grand'chose, qu'il fallait se défier de lui, qu'il était capable de tout, qu'il avait volé douze mille francs…
Le placeur s'était redressé, son attention était devenue très réelle, sa patience était récompensée.
– Avez-vous retenu, demanda-t-il, le nom de ce grand brun?
– Ma foi!.. non. Les autres l'appelaient l'artiste.
Ce vague renseignement ne pouvait suffire au méthodique placeur.
– Écoutez, ma fille, commença-t-il d'une voix de miel, voulez-vous me rendre un service signalé?
– A vous, le roi des hommes pour les domestiques!.. Faut-il passer dans le feu.
– Non. Il faudrait simplement m'avoir le nom et l'adresse de ce grand brun. Il ressemble tellement, d'après ce que vous me dites, à un artiste qui me doit de l'argent…
– Suffit, vous pouvez compter sur moi.
Elle aspira une large prise et ajouta:
– Aujourd'hui, il faut que je file pour mon déjeuner. Demain ou après-demain, vous aurez votre adresse. Au revoir!..
Elle sortit, et la porte n'était pas refermée sur elle que B. Mascarot ébranla son bureau d'un formidable coup de poing.
– Hortebize, s'écria-t-il, est incomparable pour flairer un danger. Heureusement, j'ai le moyen de supprimer cette drôlesse et le jeune crétin qui voudrait se ruiner pour elle.
Comme toujours, quand le verbe supprimer monte aux lèvres de son patron, l'ex-sous-off tomba en garde: une, deux!.. Il ne connaît que cela, lui.
– Dieu! que tu es ridicule avec les gestes, interrompit le doux placeur en haussant les épaules. Va, j'ai mieux que cela. Rose avoue dix-neuf ans, mais elle ment, elle en a bel et bien vingt et un passés. Donc elle est majeure. Le jeune idiot, lui, est mineur encore. De sorte que si le papa Gandelu avait un peu de nerf, eh! eh!.. ce serait drôle et moral, tout à la fois; l'article 354 est élastique.
– Vous dites, patron? interrogea Beaumarchef, qui ne comprenait pas.
– Je dis qu'il me faut, avant quarante-huit heures, des détails précis sur le caractère de M. Gaudelu, le père. Je veux savoir aussi quels sont ses rapports avec son fils.
– Bien, je vais mettre La Candèle en campagne.
– De plus, puisque le jeune M. Gaston cherche de l'argent partout, il faut lui faire connaître notre honorable ami Verminet, le directeur de la Société d'escompte mutuel.
– Mais c'est l'affaire de M. Tantaine, ça, patron.
B. Mascarot était trop préoccupé pour entendre.
– Quant à cet autre, murmurait-il, répondant à ses craintes secrètes, quant à ce grand garçon brun, cet artiste, qui me paraît de beaucoup supérieur aux autres comme intelligence, malheur à lui si je le trouve en travers de mon chemin. Quand on me gêne, moi…
Un geste effroyablement significatif compléta sa pensée.
Puis, après un silence, il ajouta:
– Retourne à ta besogne, Beaumar, j'entends du monde.
L'ancien sous-off ne bougea pas, si formel que fut le congé.
– Excusez-moi, patron, dit-il, mais La Candèle est de l'autre côté, qui reçoit. J'ai à vous faire mon rapport.
– C'est juste. Prends un siège et parle.
Cette faveur de parler assis, qui ne lui est pas souvent octroyée, sembla ravir Beaumarchef.
– Hier, commença-t-il, rien de nouveau. Ce matin, je dormais encore, quand on est venu tambouriner à ma porte. Je me lève, j'ouvre, c'était Toto-Chupin.
– Il n'a pas lâché Caroline Schimel, au moins?
– Pas d'une minute, patron. Même, il a réussi à lier conversation avec elle, et ils ont déjà pris un café ensemble.
– Allons, ce n'est pas trop mal.
– Oh! il est assez adroit, ce vaurien de Toto, et, s'il était un peu plus honnête… Enfin, il prétend que si cette fille boit, c'est pour s'étourdir, parce qu'elle se croit toujours poursuivie par des gens qui lui ont fait des menaces horribles. Elle a tellement peur d'être assassinée, qu'elle n'ose loger seule. Elle s'est mise en pension chez des ouvriers honnêtes qui la couchent et la nourrissent, et elle leur fait du bien, car elle a de l'argent…
L'honorable