Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
ressaisir sa pensée; il parvint à regarder, à voir.
Plus immobile, plus blanche et plus glacée qu'une statue, Sabine était devant lui.
– J'étais là, monsieur André, dit-elle, j'ai tout entendu!
– Oui, balbutia-t-il, c'est fini, on m'a chassé, je pars.
– Où allez-vous?
– Eh!.. le sais-je? répondit-il, avec un geste d'horrible résignation, je vais obéir, je sortirai d'ici, et puis… j'irai, je marcherai.
Il sentait la folie envahir son cerveau, il voulut s'éloigner, Sabine le retint.
– Vous désespérez donc? demanda-t-elle.
Il la regarda avec des yeux qui lui firent peur et d'une voix éteinte répondit: Oui.
Jamais Sabine n'avait été si belle. Ses yeux brillaient de la flamme des plus généreuses résolutions, son visage avait une expression sublime.
– Si cependant, reprit-elle, si je vous montrais au loin, dans l'avenir, une espérance… que feriez-vous?
– Ce que je ferais! s'écria André avec une exaltation délirante, tout! oui, tout ce qui humainement est possible à un honnête homme. Qu'on multiplie autour de vous les obstacles, je les renverserai; qu'on m'impose les plus difficiles conditions, je les remplirai. Faut-il une fortune? je la gagnerai; du talent? un nom illustre? je l'aurai.
– Il faut autre chose encore, monsieur André, que vous oubliez: de la patience.
– Mais j'en ai, mademoiselle; j'en aurai! Ne comprenez-vous donc pas qu'avec un mot de vous je puis vivre trois existences, heureux, attendant et espérant!
Mlle de Mussidan, à ces mots, posa une de ses mains sur le bras d'André et leva l'autre vers le ciel qu'elle prenait à témoin.
– Alors, dit-elle, travaillez et espérez, André!.. Car, je le jure devant Dieu, je serai votre femme ou je mourrai fille. S'il faut lutter, je lutterai, parce que je vous…
Un bruit terrible, au fond du vestibule, lui coupa la parole.
C'était la vieille dame de Chevauché, qui, de sa canne à bec de corbin, frappait contre la porte de toutes ses forces.
– Encore ici!.. criait-elle de sa voix plus éclatante qu'une trompette.
André s'enfuit, éperdu de bonheur, emportant au fond de son âme un de ses espoirs enivrants qui font épuiser, sans une plainte, tous les dégoûts de la réalité.
Que se passa-t-il, après son départ, entre Mme de Chevauché et sa nièce? Les domestiques remarquèrent qu'après une longue conférence elles avaient les yeux fort rouges l'une et l'autre.
Peut-être Sabine réussit-elle à ramener la vieille dame à son parti. Ce qui est sûr, c'est que, lors de sa mort, survenue deux mois plus tard, la douairière laissa tout son bien, deux cent mille livres, à Sabine, directement.
Par un testament très bien fait et inattaquable, elle assurait à la jeune fille les revenus d'abord, puis le capital entier le jour de sa majorité ou de son mariage «conclu avec ou sans l'assentiment de ses parents.»
Cette clause fit même dire à la comtesse de Mussidan:
– Notre pauvre tante perdait un peu la tête sur la fin.
Non, elle ne perdait pas la tête, et Sabine et André le comprenaient bien, lorsqu'ils pleuraient l'excellente femme qui, par ses dispositions dernières, avait voulu venir en aide à leurs amours.
Ils étaient alors à Paris l'un et l'autre, et si André redoublait d'énergie, Sabine tenait toutes ses promesses.
A Paris, Mlle de Mussidan était, s'il est possible, plus libre qu'au fond du Poitou.
Pour contrôler et surveiller ses actions, elle n'avait que sa fidèle Modeste, qui lui eût été dévouée jusqu'au crime, s'il l'eût fallu.
Sabine, à son tour, avait donc permis à André de lui écrire, et elle lui répondait fort exactement.
Plus tard, elle lui accorda quelques entrevues. En dernier lieu, cédant à ses vives instances, elle avait consenti à venir à son atelier, toujours accompagnée de Modeste.
Il est vrai de dire que jamais souveraine visitant des sujets dévoués, que jamais madone menée en procession ne furent l'objet d'une adoration aussi respectueuse que celle qui entourait Sabine dans l'humble logis de l'artiste.
IX
Il avait fallu à Mlle de Mussidan la certitude complète, absolue, d'un respect sans bornes, pour la décider à venir chez André.
Sûre de son empire, elle n'avait rien à redouter.
En pénétrant dans cet humble atelier, tout plein de sa pensée, elle devait se sentir chez elle, comme la vierge dans son sanctuaire, encore parfumé de l'encens de la veille.
Aussi, à la voir si parfaitement simple, si calme, si naturelle, jamais on ne se serait douté qu'elle osait la plus grave, la plus périlleuse démarche que puisse hasarder une jeune fille.
Après avoir donné la main à André, elle dénoua lentement les brides de son chapeau, le retira et le remit à Modeste en disant:
– Suis-je bien ainsi, mon ami?
L'exclamation passionnée de l'artiste à cette demande la fit sourire, et c'est gaîment qu'elle ajouta:
– Je veux dire: Suis-je bien comme je dois être pour mon portrait?
Sabine de Mussidan était belle; mais comparer sa beauté à celle de Rose, comme l'avait fait Paul, eût été une sottise et un blasphème.
Belle d'une beauté grossière et sensuelle, Rose pouvait tout au plus surprendre les sens et allumer les caprices d'un libertin.
La beauté de Sabine était de celles qui empruntent à l'idéal une irrésistible puissance et des séductions presque immatérielles à force d'être profondes.
Rose enchaînait le corps aux boues de la terre; Sabine emportait l'âme vers le ciel.
Pour juger Mlle de Mussidan, ou devait la connaître et, en quelque sorte, être digne d'elle.
Sa chaste beauté n'était pas de celles qui rayonnent et éblouissent. Une expression de placidité résignée, une réserve un peu hautaine en obscurcissaient l'éclat. Elle pouvait passer inaperçue comme un Raphaël oublié sous une couche de poussière, au fond d'une pauvre église de village.
Mais, quand on l'avait remarquée, on ne se lassait plus d'admirer son front impérieux couronné d'un diadème de cheveux noirs, fins et ondes, ses grands yeux profonds et doux, ses lèvres exquises de délicatesse, son teint si transparent qu'on voyait le sang frémir sous la peau.
Elle avait adopté pour son portrait une coiffure depuis longtemps passée de mode, qui lui seyait à merveille, et c'est en songeant à cette coiffure qu'elle avait dit: Suis-je bien?
– Hélas! répondit André, c'est en vous voyant que je reconnais mon impuissance. Il y a une heure, en contemplant mon ouvrage, je me disais: C'est achevé. Je reconnais que je n'ai rien fait.
Il avait écarté le rideau de serge, et le portrait de Sabine apparaissait en pleine lumière.
Ce n'était pas un chef-d'œuvre. André n'avait pas vingt-quatre ans, et avant d'étudier il était obligé de gagner son pain de chaque jour. Mais c'était une de ces compositions qui portent le cachet d'une individualité puissante, et dont les défauts même et les inexpériences ont une saveur d'originalité qui attire et qui charme.
Sabine resta une minute immobile devant la toile, et c'est de l'accent de la plus sincère conviction qu'elle dit:
– Cela est beau!
Le jeune peintre était bien trop découragé pour être sensible à cet éloge.
– C'est ressemblant, dit-il, mais la photographie que vous m'avez donnée est ressemblante aussi. Je n'ai pas su fixer sur la toile un reflet de votre