Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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regards de cette toile si exactement cachée.

      Il réfléchissait, et plusieurs circonstances insignifiantes, inaperçues sur le moment, se représentaient vivement à son esprit, et lui paraissaient avoir entre elles une étroite relation.

      Tout d'abord, il se souvenait des remarques de Mme Poileveu, la discrète concierge, au sujet de cette dame voilée qui, accompagnée d'une femme de chambre, venait parfois visiter le peintre.

      En second lieu, quand il avait frappé, n'avait-on pas tardé à l'admettre? N'avait-il pas entendu rouler un chevalet et tirer un rideau?

      Puis encore, pourquoi cette tenue soignée?

      Enfin, quels motifs poussaient André à le prier de ne pas fumer?

      De tout cela, Paul concluait que le jeune peintre attendait ce jour-là même sa visiteuse mystérieuse, et que ce tableau ne pouvait être que son portrait.

      De là, à souhaiter de soulever ce rideau importun, qu'André y consentît ou non, il n'y avait qu'un trait.

      Aussi, tout en s'arrêtant et s'extasiant devant les esquisses, tout en prodiguant les «fort bien!» et les «Ah! très réussi!» Paul manœuvrait de façon à se rapprocher insensiblement du chevalet.

      Lorsqu'il se vit à portée, il étendit brusquement la main en disant:

      – Et ceci, qu'est-ce? La perle de l'atelier, sans doute.

      Mais André, s'il manquait absolument de défiance, n'était pas dépourvu de finesse. Il avait remarqué la tactique de Paul et deviné ses intentions. Blessé dans sa délicatesse, il ne voulut rien dire, craignant peut-être de se tromper, mais il veilla.

      En conséquence, au moment précis où Paul allongeait rapidement le bras, André étendit le sien plus vivement encore et l'arrêta.

      – Si je cache ce tableau, dit-il en même temps, c'est que je ne veux pas qu'on le voie.

      – Oh!.. pardon, fit Paul en s'excusant.

      Il cherchait à tourner en plaisanterie son indiscrétion, mais au fond il était très choqué du ton de l'artiste et le jugeait fort ridicule.

      – Ah!.. c'est ainsi, pensa-t-il, eh bien! je vais prolonger ma visite, et si je n'ai pas réussi à voir le portrait, je verrai du moins l'original.

      Sur cette belle résolution, il se jeta dans le grand fauteuil de cuir placé près de la table de travail et commença une longue histoire, bien décidé à ne pas apercevoir les gestes significatifs d'André, qui, à tout moment, tirait sa montre et semblait sur les épines.

      Il parlait… il parlait… et il mettait à son récit d'autant plus d'animation, que, presque sous sa main, il venait d'apercevoir une photographie représentant une jeune femme.

      Profitant d'une distraction d'André, il put la prendre et l'examiner un moment avant de dire:

      – Ma foi!.. voici une jolie personne.

      A cette remarque, le jeune peintre devint plus rouge que le feu, ses lèvres tremblèrent, et c'est avec une violence inouïe, qu'arrachant la carte des mains de Paul, il la serra dans un livre.

      Ce mouvement brutal trahissait si bien une terrible colère, que le protégé de B. Mascarot se leva fortement ému. Et pendant une minute au moins, les deux jeunes gens restèrent debout, face à face, silencieux, se mesurant du regard comme auraient pu le faire deux ennemis mortels.

      Ils se connaissaient à peine; le hasard qui les avait réunis allait les séparer, et cependant chacun d'eux sentait vaguement, comprenait et se disait que l'autre aurait sur sa vie une influence décisive.

      André, plus maître de soi, revint le premier.

      – Je vous demande pardon, dit-il, je suis dans mon tort de laisser traîner des objets qui devraient être précieusement serrés.

      Paul s'inclinait déjà en homme qui accepte une explication, quand le peintre ajouta:

      – Cette confiance vient de l'habitude où je suis de ne recevoir chez moi que des amis. Il a fallu aujourd'hui une de ces exceptions imprévues…

      D'un geste, Paul interrompit l'artiste.

      – Croyez, monsieur, prononça-t-il d'un ton qu'il s'efforçait de rendre blessant, croyez que, sans l'impérieux devoir que vous savez, je n'aurais pas pris la liberté de pénétrer chez vous.

      Il dit, pirouetta, sur ses talons et sortit en tirant violemment la porte.

      – Eh!.. va-t-en au diable, sot indiscret, murmura André; aussi bien j'allais être forcé de te mettre dehors.

      Quant à Paul, c'est le cœur gros de colère qu'il quittait l'atelier du peintre.

      Venu avec l'honnête projet d'humilier de l'étalage de sa prospérité suspecte un obligeant camarade, il se retirait écrasé.

      Se comparant à ce héros de la Volonté, si grand et si modeste, il se sentait petit, mesquin, ridicule, presque odieux; et il le haïssait pour toutes les nobles qualités qu'il était contraint de lui reconnaître; oui, il le haïssait à la mort.

      – C'est égal, se disait-il, je n'en aurai pas le démenti, je la verrai, cette invisible inconnue.

      En effet, sans réfléchir à la bassesse de sa conduite, il traversa la rue et alla se mettre en observation devant la maison d'André.

      Il grelottait, mais les piètres esprits ont pour la satisfaction de leurs puériles rancunes une ténacité qu'ils ne sauraient appliquer aux choses sérieuses.

      Il attendait bien depuis une bonne demi-heure, quand enfin un fiacre s'arrêta devant le nº… Deux femmes en descendirent, l'une très jeune, dont la distinction sautait aux yeux; l'autre vêtue comme les suivantes de bonne maison.

      Sans vergogne, Paul s'approcha, et, en dépit d'un voile assez épais, il reconnut parfaitement la jeune femme de la photographie.

      – Et bien! fit-il, franchement, j'aime mieux Rose, et la preuve c'est que je vais la rejoindre de ce pas. Nous allons payer la Loupias et quitter pour toujours cet abominable hôtel du Pérou.

      VIII

      Le protégé de B. Mascarot n'avait pas été le seul à épier la visiteuse du jeune peintre.

      Au bruit de la voiture, Mme Poileveu, la plus discrète des concierges, était venue se planter sur le seuil de la porte, les yeux obstinément attachés sur la jeune dame.

      Lorsque les deux femmes entrèrent, au lieu de s'effacer pour leur livrer passage, Mme Poileveu sortit. Elle avait son idée.

      – Mauvais temps, n'est-ce pas? dit-elle au cocher. Il ne fait pas bon sur le siège, l'hiver.

      – Ne m'en parlez pas, répondit l'homme, j'ai les pieds morts.

      – Vos deux pratiques viennent peut-être de loin?

      – Du diable! Je les ai prises tout en haut des Champs-Élysées, près de l'avenue de Matignon.

      – Une fameuse trotte!

      – Oui, et quatre sous de pourboire. Quel malheur!.. Tenez, ne me parlez pas des femmes honnêtes.

      – Oh!.. honnêtes!..

      – Ça, je le garantis. Les autres donnent plus, je m'y connais.

      Et en même temps, satisfait d'avoir fait preuve de pénétration, il enveloppa son cheval d'un coup de fouet inoffensif et s'éloigna.

      Mme Poileveu, elle, regagnait sa loge à moitié contente.

      – Je sais toujours, murmurait-elle, le quartier de la princesse. C'est bien le cadet de mes soucis; mais enfin!.. la prochaine fois j'offrirai quelque chose à la femme de chambre, un rien, du doux, et elle me dira tout…

      C'est un chimérique espoir que caressait là Mme Poileveu.

      Cette femme de chambre, absolument dévouée à sa maîtresse, était indignée des regards obstinés qui chaque fois lui étaient adressés et, tout en gravissant l'escalier, elle se


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