Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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la seule idée d'une plainte effraya si fort la jeune dame qu'elle s'arrêta, se retournant vers sa femme de chambre:

      – Je te défends, Modeste, fit-elle bien bas, je te défends expressément de dire un seul mot de cela à André.

      – Mais, mademoiselle…

      – Chut!.. Veux-tu donc me faire de la peine? Allons, viens, il m'attend.

      Oh! oui, elle était attendu avec ces trances délicieuses, ces anxiétés divines de la vingtième année.

      Depuis le départ de Paul, André ne restait plus en place: il lui semblait qu'il eût fait tenir l'éternité dans chaque seconde qui s'écoulait. Il avait laissé la porte de son atelier ouverte, et à chaque moment, croyant distinguer quelque bruit, il courait à l'escalier.

      Enfin, il l'entendit réellement, ce bruit harmonieux comme une musique céleste, le froissement de la robe de la femme aimée.

      Penché sur la rampe, il l'aperçut, c'était bien elle, oui, elle arrivait au second étage, au troisième… enfin elle entrait chez lui, dans son atelier dont il refermait la porte.

      – Bonjour, André, dit-elle, en lui tendant la main, vous voyez que je suis exacte.

      Pâle d'émotion, plus tremblant que la feuille, André prit cette main qui lui tait tendue et l'effleura respectueusement de ses lèvres en balbutiant:

      – Mademoiselle Sabine… Oh! vous êtes bien bonne… Merci!..

      C'était bien Sabine, en effet, l'unique héritière de l'antique et orgueilleuse maison de Mussidan, qui était là, chez André, l'enfant trouvé de l'hôpital de Vendôme.

      C'était Sabine, une jeune fille naturellement réservée et timide, élevée dans le respect des conventions sociales, qui risquait ainsi ce qu'elle avait de plus précieux au monde, son honneur, sa réputation.

      C'était elle qui, bravant les préjugés de son éducation et de sa race, osait franchir l'effrayant abîme qui séparait le salon de la rue de Matignon de l'atelier de la rue de la Tour-d'Auvergne.

      Il est de ces témérités que la raison admet à peine, mais que le cœur se charge d'expliquer aisément.

      Depuis près de deux ans Sabine et André s'aimaient.

      C'est au château de Mussidan, au fond du Poitou, qu'ils s'étaient rencontrés pour la première fois, réunis par un de ces concours de petits événements qui seront l'éternelle confusion de la prudence humaine.

      L'homme conçoit et combine des projets, mais au-dessus plane la Providence – les imbéciles disent: le hasard – dont la main prévoyante arrange et dispose tout pour l'accomplissement de ses impénétrables desseins.

      A la fin de l'été de 1865, André, dont un travail excessif altéra la santé, projetait un voyage, lorsque Jean Lantier, son patron, le fit, un soir, prier de passer chez lui.

      – Si vous voulez, lui dit-il, vous reposer et gagner trois ou quatre cents francs du même coup, j'ai, je crois, votre affaire. Un architecte me demande un sculpteur pour quelques travaux en province, dans un pays magnifique, vous plairait-il de vous en charger?

      La proposition convenait si bien à André, que dès la fin de la semaine il se mit en route, se promettant un mois de bon temps.

      Tout devait lui réussir. Le jour même de son arrivée à Mussidan, ayant examiné le travail pour lequel on l'avait mandé, il reconnut qu'il serait un jeu pour lui. Il s'agissait d'exécuter quelques raccords le long d'un balcon récemment réparé. Le tout pouvait être aisément fini en moins d'une quinzaine.

      Mais il ne se pressa pas. Le pays lui plaisait, il trouvait dans les environs des motifs d'études charmants, et sa santé se rétablissait à vue d'œil.

      Puis, raison impérieuse et qu'il ne s'avouait qu'à demi, de ne pas se hâter, il avait entrevu dans le parc, glissant comme une ombre entre les arbres, une jeune fille dont un seul regard l'avait ému d'une émotion nouvelle pour lui et délicieuse.

      Cette jeune fille était Sabine.

      Les chaleurs venues, le comte de Mussidan était parti pour l'Allemagne, la comtesse s'était réfugiée à Luchon, et ils n'avaient trouvé rien de plus sage que d'envoyer leur fille passer quelques mois en ce vieux manoir de famille, sous la protection d'une de leurs parentes très âgée, la douairière de Chevauché.

      L'histoire des deux jeunes gens, histoire simple et naïve, fut celle de tous ceux qui ont été vraiment jeunes et qui ont aimé.

      Une niaiserie fut le prétexte des premières paroles qu'ils s'adressèrent en rougissant autant l'un que l'autre.

      Le lendemain, Sabine vint sur le balcon voir travailler André, prenant un plaisir enfantin au mouvement des outils façonnant la pierre dure.

      Qui lui eût dit qu'elle s'intéressait au sculpteur et non à la sculpture l'eut certes profondément surprise. Cela était ainsi, pourtant.

      Quoiqu'il fût plus troublé qu'il ne l'avait été de sa vie, André osa lui adresser la parole.

      Ils causèrent longtemps, et elle était stupéfiée de l'élévation des pensées de ce jeune homme qui, avec sa grande blouse blanche et son chapeau de feutre souple, lui avait paru un ouvrier ordinaire.

      Ignorante et inexpérimentée, Sabine pouvait ne pas démêler au juste les sentiments qui tressaillaient en elle.

      André ne s'abusa pas.

      Un soir, après un sévère examen de conscience, il fut obligé de s'incliner devant la réalité.

      – Il est clair que je suis amoureux! murmura-t-il.

      Puis une lueur de raison éclairant sa folie, il mesura les infranchissables obstacles qui le séparaient de cette jeune fille si noble et si riche, et il fut saisi d'effroi.

      – Il faut fuir, s'écria-t-il, bien vite, sans réfléchir, sans retourner la tête; il ne fait pas bon pour moi ici.

      On dit cela de la meilleure foi du monde, on prend parti, et ensuite… On reste… Ainsi fit André.

      Il est vrai que la fatalité, comme toujours, sembla s'en mêler.

      Le château de Mussidan est assez éloigné de tout centre de population. Pour gagner le village le plus proche, il faut traverser une partie des bois de Bivron. En conséquence, lorsque André arriva, il fut décidé qu'il prendrait ses repas au château.

      Il mangeait seul, aux heures qu'il indiquait, dans la grande salle, servi par le vieux domestique de Mme de Chevauché.

      Bientôt cet isolement parut à Sabine la plus énorme des inconvenances et la plus injuste des humiliations.

      – Pourquoi M. André ne prend-il pas ses repas avec nous? demandait-elle à sa tante. Il est certes bien mieux que nombre de gens que nous recevons, et il te distrairait.

      La vieille dame adopta cette idée. Assurément, il lui paraissait prodigieux d'admettre à sa table un jeune homme qui, grimpé sur une échelle, taillait des pierres à la journée; mais elle s'ennuyait tant!.. L'imprévu la décida.

      Invité sur le moment même, André accepta, et la vieille dame faillit tomber de son haut quand, à l'heure du dîner, elle vit entrer un convive qui avait la tenue, les façons, l'aisance d'un gentleman en villégiature.

      – C'est à n'y pas croire, disait-elle en se couchant, à sa nièce, voici un tailleur de pierres qui a tout l'air d'un grand seigneur. C'est la fin. Il n'y a plus de rang; je n'aperçois que confusion; nous marchons vers le chaos; il est temps que je meure.

      Malgré tout, André avait su se concilier les bonnes grâces de la douairière, et comme il n'était pas dépourvu d'adresse, il acheva sa conquête en lui brossant un portrait qui, pour être réussi et ressemblant, n'en était pas moins outrageusement flatté.

      Admis de ce moment a l'intimité, ne craignant plus d'être froissé, il devint, lui si réservé d'ordinaire, expansif et causeur.

      Même une fois, Mme de Chevauché


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