Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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l'expression serait exagérée, mais chevaleresque.

      Sabine fut émerveillée de cet héroïsme obscur, le seul possible, le seul vrai, à notre époque. Elle fut stupéfiée de l'énergie de cet homme, qui, jeté tout enfant au milieu de la mêlée atroce des intérêts, avait su prendre sa place. Elle admira sa grandeur, son génie, son ambition. Elle vit en lui, et elle voyait bien, cet être supérieur que rêvent les jeunes filles.

      Enfin, elle l'aima et elle osa s'avouer qu'elle l'aimait. Et pourquoi non?

      Leurs destinées, si dissemblables en apparence, n'étaient-elles pas pareilles en réalité?

      Entre un père et une mère qui fuyaient avec une égale horreur le foyer domestique, Sabine était aussi abandonnée qu'André.

      Mais alors, leurs journées s'envolaient plus rapides que des secondes.

      Oubliés, pour ainsi dire de la terre entière, au fond de ce château perdu, ils étaient libres comme l'air.

      Ce n'était certes pas Mme de Chevauché qui les gênait.

      Régulièrement, après le déjeuner, la vieille dame priait André de lui lire sa gazette, et régulièrement aussi, entre la vingtième et la trentième ligne, selon que le temps était orageux ou non, elle s'endormait d'un sommeil profond qu'il était défendu, sous les peines les plus sévères, de troubler.

      Les deux jeunes gens alors s'échappaient sur la pointe du pied, riants, gais comme des écoliers qui ont trompé la surveillance du maître.

      Et ils allaient, au hasard, tantôt marchant à petits pas le long des immenses avenues du parc, à l'ombre des grands chênes, tantôt courant en plein soleil le long des roches rouges du bois de Bivron.

      D'autres fois, montant un vieux bateau vermoulu qu'André étanchait tant bien que mal, ils s'aventuraient sur la petite rivière bordée d'iris et de glaïeuls, tout encombrée de cannetée et de nénuphars.

      Deux mois s'écoulèrent ainsi, deux mois pleins, enchantés, splendides.

      Deux mois du plus pur et du noble amour, pendant lesquels le mot amour ne monta pas une seule fois de leur cœur à leurs lèvres.

      Après avoir lutté longtemps contre l'entraînement d'une passion qu'il sentait devoir être sa vie, et à laquelle, cependant, il ne voyait pas d'issue, André avait fini par ne plus vouloir réfléchir.

      Il se défendait de songer à l'avenir comme un poitrinaire s'interdit de penser à son mal.

      Il pressentait un coup de foudre… mais en l'attendant, chaque soir il remerciait Dieu de lui avoir accordé encore un jour de rémission.

      – Non, se disait-il parfois, ce bonheur est trop grand; il ne saurait durer.

      Il ne dura pas.

      Préoccupé de l'idée de justifier son séjour à Mussidan, André, après avoir achevé ses raccords, s'était imaginé de doter le vieux manoir d'un chef-d'œuvre moderne.

      Il avait entrepris de faire jaillir de la pierre de l'antique balcon une guirlande de volubilis et de vigne folle. Chaque jour, alors que tout le monde dormait encore, il avançait sa tâche.

      Un matin, il allait se mettre à la besogne, lorsque le vieux valet qui l'avait servi dans les premiers temps vint le prévenir que Mme de Chevauché désirait lui parler.

      – Madame m'a ordonné, ajouta le bonhomme, de vous amener tout de suite, tel que vous seriez.

      Un pressentiment sinistre, plus aigu que la lame d'un poignard, traversa le cœur du jeune artiste. Il devina, il comprit que c'en était fait de son rêve, et c'est du pas du condamné qu'on traîne à l'échafaud qu'il suivit le domestique.

      Au moment d'ouvrir la porte du salon où se trouvait la tante de Sabine:

      – Prenez garde à vous, monsieur, recommanda le bon serviteur, madame est dans un état!.. Je ne l'ai jamais vue ainsi depuis le jour où défunt notre maître… Enfin, suffit.

      Elle était, en effet, dans une effroyable colère, la vieille dame, et, en dépit de son rhumatisme, elle allait de long un large dans le salon, son haut bonnet monté campé de travers, gesticulant, faisant sonner sur le parquet sa canne à bec de corbin.

      A la vue d'André, elle s'arrêta soudain, la tête rejetée en arrière, choisissant la plus imposante de ses attitudes.

      – Eh bien!.. mon garçon, s'écria-t-elle de cette voix bonnasse que tenaient en réserve pour les belles occasions les femmes de l'ancienne aristocratie, tu t'avises, à ce qu'on me rapporte, d'aimer ma nièce et de lui faire la cour?..

      Elle le tutoyait, ma foi!.. ni plus ni moins qu'un valet de ferme, pensant ainsi lui faire comprendre et la bassesse de sa condition et son audace.

      De pâle qu'il était, André devint cramoisi jusqu'à la racine des cheveux.

      – Madame!.. balbutia-t-il.

      – Vertu de ma mère!.. interrompit la douairière; vas-tu pas nier, quand tu as sur la face un pouce de fard qui avoue pour toi! Sais-tu qu'il faut que tu sois un drôle bien outrecuidant d'avoir oser élevé tes regards jusques à Mlle Sabine de Mussidan. D'où t'est venue cette impertinence? De mes trop grandes bontés, sans doute? Espérais-tu la séduire ou comptais-tu demander sa main?..

      – Je vous jure, madame, sur mon honneur!..

      – Sur ton honneur!.. Ne croirait-on pas entendre un gentilhomme? Jour de Dieu!.. si feu le chevalier de Chevauché était encore de ce monde, il te forait sortir le dernier souffle du corps sous le bâton. Moi, je me contente de te chasser. Ramasse tes outils, mon garçon, et va tailler des pierres ailleurs.

      André ne bougeait pas. Il était comme pétrifié. Lui, d'ordinaire si impatient du mépris, il ne remarquait pas l'outrageante façon dont on le traitait.

      Il ne voyait qu'une chose, c'est qu'on le chassait, c'est qu'il ne verrait plus Sabine.

      Sa mâle énergie ne tint pas contre ce malheur, le plus affreux qu'il pût imaginer, et il éclata en sanglots, comme un enfant.

      L'explosion de cette douleur immense était si inattendue, si déchirante chez un tel homme, que la vieille dame en fut bouleversée.

      Elle se détourna brusquement et fut plus d'une minute avant de pouvoir reprendre la parole.

      – J'ai été dure avec vous, monsieur André, dit-elle enfin, – revenant au vous. J'ai le malheur d'être vive. Ce qui est arrivé est de ma faute, ainsi que me l'a fait sentir M. le curé de Bivron, qui s'est dérangé au petit jour pour venir me prévenir, ce dont je lui rends grâces. Je suis si vieille que j'ai oublié ce qu'est la jeunesse. J'étais seule à ne me douter de rien, quand tout le pays jasait de vous et de ma nièce.

      André eut un geste de menace si terrible, que rien qu'en le voyant, les six cents habitants de Bivron eussent pris la fuite, terrifiés.

      – Ah! s'écria-t-il, si je tenais les misérables qui ont osé..

      – Bon!.. interrompit Mme de Chevauché à qui cette vigoureuse indignation ne déplaisait pas, espérez-vous couper toutes les mauvaises langues? Il n'y a point eu de mal, c'est l'essentiel, partez, oubliez ma nièce.

      Partez, oubliez!.. Autant valait dire à André: Mourez!

      – Madame, commença-t-il avec un accent désolé, de grâce, écoutez-moi. Je suis jeune, j'ai du courage!..

      Son désespoir avait une telle intensité d'expression, ses regards suppliaient si bien, sa voix était à ce point brisée, que la vieille dame émue, attendrie, sentit une larme chaude glisser le long de sa joue ridée.

      – A quoi bon me dire tout cela? fit-elle. Est-ce que Sabine est ma fille? Tout ce que je puis faire, c'est de ne rien dire au père de ma nièce de cette algarade. Jour de ma vie! Si Mussidan se doutait seulement de cela! Allons! en voilà assez, je me sens toute remuée… Je suis capable de n'en pas manger de deux jours.

      André sortit, se tenant aux murs. Il lui semblait que le parquet, sous ses pas, oscillait comme le pont d'un


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