Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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Désormais, j'étais seul au monde, sans famille, sans amis. Oh! oui, je suis bien seul. Je puis mourir, il n'y aura personne derrière mon corbillard. Je puis disparaître, nul ne s'inquiétera, car nul ne sait que j'existe.

      La physionomie de M. Mascarot était devenue sérieuse.

      – Eh bien! je crois que vous vous trompez, monsieur Violaine, je crois que vous avez un ami…

      M. Mascarot s'était levé, comme s'il eût voulu dissimuler une émotion dont il n'était pas le maître, et il arpentait son cabinet de long en long, tracassant son beau bonnet de velours, ce qui chez lui est l'indice manifeste de sérieuses délibérations intérieures.

      Ce n'est qu'après un bon moment de cet exercice que, sa résolution prise, il s'arrêta brusquement, les bras croisés, devant son jeune client.

      – Vous m'avez entendu, mon jeune ami, prononça-t-il. Je ne poursuivrai pas un interrogatoire qui a dû vous blesser…

      – Je pensais, monsieur, répondit Paul diplomatiquement, que mon seul intérêt vous dictait toutes ces questions.

      – C'est vrai. Je voulais vous éprouver, juger votre franchise; je puis bien vous l'avouer. Pourquoi? Vous le saurez plus tard. Dès à présent, soyez bien persuadé que je n'ignore rien de ce qui vous concerne. Ah! vous vous demandez comment? Permettez-moi de ne pas vous le dire. Admettez une intervention miraculeuse du hasard. Le hasard! cela répond à tout.

      Jusqu'alors, Paul n'avait été que fort intrigué. Ces paroles ambiguës lui causaient un véritable effroi que trahit aussitôt sa mobile physionomie.

      – Allons, bon! fit le digne placeur en redressant ses lunettes à travers lesquelles il voyait merveilleusement, voici que vous vous épouvantez.

      – Il est vrai, monsieur, balbutia Paul.

      – Pourquoi! Je me demande vainement ce que peut craindre un homme dans votre position. Allons, cessez de vous creuser la cervelle, vous ne devinerez pas, et abandonnez-vous à moi, qui ne veux que votre bien.

      Il dit cela du ton le plus doux et le plus rassurant, et regagnant son fauteuil, il continua:

      – Arrivons à vous. Grâce au dévouement de votre mère, qui était, vous l'avez dit justement, une sainte et digne femme, au prix d'héroïques privations, vous avez pu faire vos études au lycée de Poitiers, ni plus ni moins qu'un fils de famille. A dix-huit ans, vous avez été reçu bachelier. Pendant un an, sous prétexte d'attendre une inspiration du ciel, vous avez flâné; enfin, en désespoir de cause, vous êtes entré en qualité de clerc chez un avoué?

      – C'est parfaitement exact.

      – Le rêve de votre mère était de vous voir établi aux environs, à Loudun ou à Civray. Peut-être comptait-elle, pour payer une charge, sur l'aide de l'ami qui l'avait si noblement assistée.

      – Je l'ai toujours pensé.

      – Malheureusement, le papier timbré ne vous plaisait pas.

      A ce souvenir, Paul ne put retenir un sourire qui déplut à M. Mascarot, car il ajouta avec une certaine sévérité:

      – Je dis malheureusement, et vous avez assez souffert pour être de mon avis. Au lieu de grossoyer à l'étude, que faisiez-vous? Vous vous occupiez de musique, vous composiez des romances et même des opéras; vous n'étiez pas fort éloigné de vous croire un génie de premier ordre.

      Paul, qui jusqu'alors avait tout subi sans trop se révolter, atteint en plein cœur par ce sarcasme, essaya de protester, en vain.

      – En somme, poursuivit le placeur, un beau matin vous avez abandonné l'étude, et vous avez déclaré à votre mère qu'en attendant d'être un illustre compositeur, vous vouliez donner des leçons de piano. Vous n'en avez pas trouvé, et même vous étiez assez naïf d'en chercher. Faites-moi le plaisir de vous regarder, et dites-moi si vous avez la figure et la tournure d'un professeur à placer près de jeunes demoiselles.

      Craignant sans doute quelque trahison de sa mémoire, M. Mascarot s'arrêta pour consulter ses fiches.

      – Finissons, reprit-il. Votre départ de Poitiers a été votre dernière folie et la plus grande. Le lendemain même de la mort de votre mère, vous vous êtes occupé de réaliser tout ce qu'elle possédait, vous avez recueilli un milier d'écus, et vous avez repris le chemin de fer.

      – C'est qu'alors, monsieur, j'espérais…

      – Quoi? Arriver à la fortune par le chemin de la gloire. Fou! Tous les ans, mille pauvres garçons qu'ont enivrés les louanges de leur sous-préfecture arrivent à Paris enfiévrés d'un pareil espoir. Savez-vous ce qu'ils deviennent? Au bout de dix ans, dix au plus ont, tant bien que mal, fait leur chemin, cinq cents sont morts de misère, de rage et de faim, les autres sont enrôlés dans le régiment des déclassés.

      Tout cela, Paul se l'était dit, il avait mesuré ce qu'il faut au juste d'énergie pour vouloir chaque matin, en s'éveillant, ce qu'on voulait la veille, et cela durant des années. Ne trouvant rien à répondre, il baissait la tête.

      – Si encore, disait M. Mascarot, si encore vous étiez venu seul? Mais non. Vous vous étiez épris à Poitiers d'une jeune ouvrière, une certaine Rose Pigoreau, vous n'avez rien trouvé de plus sage que de l'enlever.

      – Eh! monsieur, si je vous expliquais…

      – Inutile! les résultats sont là. En six mois les trois mille francs ont été flambés, puis la gêne est venue, puis la détresse, puis la faim… et en dernier lieu, échoué à l'hôtel du Pérou, vous pensiez au suicide quand vous avez rencontré mon vieux Tantaine.

      Ces vérités étaient cruelles à entendre, et Paul avait une furieuse envie de se fâcher. Mais, alors, adieu la protection du puissant placeur. Il se contint.

      – Soit, monsieur, fit-il amèrement, j'ai été fou, la misère m'a rendu sage. Si je suis ici, c'est que j'ai renoncé à toutes mes chimères.

      – Renoncez-vous aussi à Mlle Pigoreau?

      Le jeune homme, à cette question ainsi posée, pâlit de colère.

      – J'aime Rose, monsieur, répondit-il d'un ton sec, je croyais vous l'avoir dit. Elle a eu foi en moi, elle partage courageusement ma mauvaise fortune, je suis sûr de son affection!.. Rose sera ma femme, monsieur!

      Lentement M. Mascarot retira son superbe bonnet grec, et de l'air le plus sérieux, sans la moindre nuance d'ironie, il s'inclina très bas en disant:

      – Excusez!..

      Mais il ne pouvait entrer dans ses intentions d'insister sur ce sujet:

      – Voici donc, reprit-il, votre bilan établi. Il vous faut un emploi, et vite. Que savez-vous faire? Peu de chose, n'est-ce pas? Vous êtes comme tous les jeunes gens élevés dans les lycées, apte à tout et propre à rien. Si j'avais un fils, eussé-je cent mille livres de rentes, il apprendrait un métier.

      Paul se mordait les lèvres, ne reconnaissant que trop la justesse de l'appréciation. N'avait-il pas, la veille, souhaité le sort de ceux qui peuvent gagner leur vie avec leurs bras?

      – Et cependant, disait le placeur, il faut que je vous case. Je suis votre ami et mes amis ne restent jamais en route. Voyons, que diriez-vous d'une situation d'une douzaine de mille francs par an?

      Ce chiffre, comparé aux plus audacieuses espérances de Paul, était encore si fabuleux, qu'il pensa que le placeur s'amusait de son inexpérience.

      – Il est peu généreux à vous de me railler, monsieur, fit-il.

      Mais B. Mascarot ne raillait pas.

      Seulement, il lui fallut un bon quart d'heure pour prouver à son jeune client que, de sa vie, il n'avait parlé plus sérieusement d'une affaire sérieuse.

      Très probablement il eût perdu ses frais d'éloquence, si, à bout de raisons, il ne lui était venu à la pensée de dire:

      – Pour me croire, vous exigez des preuves… Voulez-vous que je vous avance votre premier mois?

      Et


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