Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
il est incapable de nous trahir.
M. Mascarot ne répondit pas immédiatement, il réfléchissait.
– Je crois, répondit-il enfin, que Catenac a peur de nous. Il sait quel lien nous lie. Il sait que la perte de l'un de nous peut entraîner la perte des deux autres. Voilà notre garantie et notre sûreté. Mais s'il n'ose pas nous trahir ouvertement, il est bien capable de faire avorter toutes nos combinaisons. Notre association lui pèse. Sais-tu ce qu'il me disait, la dernière fois qu'il est venu? Il me disait: «Nous devrions fermer boutique et nous retirer.» Nous retirer!.. Eh bien!.. Et vivre donc! Car enfin s'il est riche, lui, nous sommes pauvres. Que possèdes-tu, toi, Hortebize?
Le docteur, ce savant médecin que son portier croit millionnaire, tira en riant son porte-monnaie de sa poche, compta ce qu'il contenait, et répondit en riant:
– Trois cent vingt-sept francs. Et toi!
L'honorable placeur ne prit pas la peine de dissimuler une grimace.
– Moi! répondit-il, je suis logé à ton enseigne.
Il soupira profondément, et à demi-voix, comme se parlant à soi-même, il ajouta:
– Et j'ai des obligations sacrées que tu n'as pas, toi.
Cependant un nuage, le premier depuis le commencement de cet entretien, assombrissait le front du docteur.
– Diable! fit-il d'un ton contrarié, et moi qui comptais sur toi pour un millier d'écus dont j'ai besoin.
L'inquiétude du docteur Hortebize fit sourire M. Mascarot.
– Rassure-toi, dit-il, je puis te les donner. Il doit bien y avoir six ou huit mille francs en caisse.
Le docteur respira.
– Mais c'est tout, poursuivit le placeur, c'est le fond du sac social. Et cela, après des années de risques, d'efforts, de travaux, de…
– Et nous n'avons plus vingt ans.
D'un geste résolu, M. Mascarot assura ses bonnes lunettes.
– Oui, reprit-il, nous vieillissons: raison de plus pour prendre un grand parti. Ce n'est pas avec le courant que nous assurerons l'avenir. Que donne-t-il ce courant? Au plus 4 à 5,000 francs par mois; nos agents nous ruinent. Et que je tombe malade demain, la source est tarie.
– C'est pourtant vrai, approuva le docteur, frissonnant à cette idée.
– Donc il faut, coûte que coûte, risquer un grand coup. Voici des années que je me dis cela, et que je prépare les éléments d'un coup de filet miraculeux. Comprends-tu maintenant pourquoi, au dernier moment, c'est à toi que je m'adresse et non à Catenac? Comprends-tu pourquoi je viens de passer deux heures à t'expliquer le plan des deux opérations que j'ai en vue?
– Oh! qu'une seule réussisse, notre affaire est faite!
– Oui. La question est de savoir si nous avons assez de chances de succès pour entrer en campagne… Réfléchis et réponds.
C'est un observateur très fin que le docteur Hortebize, en dépit de ses apparences frivoles, un esprit délié et fertile en expédients de toute nature, un conseiller d'autant plus sûr dans les circonstances graves, que jamais, si imminent que puisse être le péril, son souriant sang-froid ne l'abandonne.
B. Mascarot le savait bien lorsqu'il insistait pour avoir son opinion.
Mis au pied du mur, ayant à opter pour ainsi dire, entre le contenu du médaillon et la continuation de sa voluptueuse existence, le docteur perdit son air enjoué et parut se recueillir.
Renversé sur son fauteuil, les pieds appuyés sur la tablette de la cheminée, il analysait les combinaisons qui lui avaient été proposées avec l'application d'un général étudiant le plan de bataille que lui soumet le ministre dont il dépend.
Cette analyse fut favorable à l'entreprise, car B. Mascarot, qui examinait le docteur de toutes les forces de son attention, vit, petit à petit, le sourire refleurir sur ses lèvres vermeilles.
Enfin, après un long silence:
– Il faut attaquer, prononça Hortebize. Ne nous dissimulons rien: tes projets ont des côtés extrêmement dangereux, et un échec peut nous mener loin. D'un autre côté, si nous attendons une affaire absolument sûre, nous risquons d'attendre longtemps. Ici, nous avons bien une vingtaine de chances contre nous, mais nous en avons quatre-vingts pour nous. Dans de telles conditions, et surtout, nécessité n'ayant pas de loi, comme on dit… en avant?..
Il se redressa en prononçant ces paroles, et tendant la main à son honorable ami, il ajouta:
– Je suis ton homme!..
Cette décision parut ravir B. Mascarot. Il est tel moment où, si fort que l'on puisse être, on doute de soi, on hésite, et alors l'approbation d'un ami compétent est un puissant secours. C'est le poids qui entraîne le plateau de la balance trébuchante.
Cependant avec le loyal placeur, de même qu'avec tous les gens à probité scrupuleuse, il n'y a jamais de surprise.
– Tu as bien tout pesé, insista-t-il, tout examiné? Tu sais que de mes deux affaires, l'une, celle du marquis de Croisenois est prête, que toutes les combinaisons sont arrêtées…
– Oui, oui!..
– Tandis que pour l'autre, celle du duc de Champdoce, j'ai encore à rassembler d'indispensables éléments de succès. Qu'il y ait dans la vie du duc et de la duchesse un secret qui nous les livre, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, mais quel est ce secret?.. Est-ce celui que je soupçonne? je le parierais, mais il nous faut plus que des soupçons, plus que des probabilités, je veux une certitude absolue…
– Peu importe, ce que j'ai dit est bien dit!..
Le docteur espérait en être quitte, pour le moment du moins; il se trompait.
– Tout étant ainsi convenu, reprit le placeur, je reviens à ma question de tout à l'heure, et j'attends une réponse sérieuse. Que penses-tu de ce garçon, qui, en somme, doit être l'instrument indispensable de notre fortune, de Paul Violaine, enfin?
M. Hortebize se leva, fit deux ou trois tours dans le cabinet, et finalement vint se placer en face de son ami, le dos appuyé à la cheminée.
C'est sa position favorite lorsque, dans un salon, après s'être bien fait prier, il conte une de ses anecdotes graveleuses qu'on ne fait passer qu'à force d'esprit, d'adresse et de sous-entendus, et qui sont une de ses spécialités.
– Je pense, répondit-il, que ce garçon présente beaucoup des qualités requises et qu'il serait difficile de trouver mieux. D'ailleurs, il est enfant naturel et ne connaît pas son père, c'est une porte ouverte aux suppositions, il n'est pas de bâtard qui n'ait le droit de se croire fils d'un roi. En second lieu, il n'a ni famille, ni parents, ni protecteurs connus, ce qui nous assure que, quoi qu'il advienne, nous n'aurons de compte à rendre à personne. De plus, il est pauvre; s'il n'a pas grand bon sens, il a un certain brillant et il est vaniteux. Enfin, il est prodigieusement joli garçon, ce qui peut aplanir bien des difficultés. Seulement…
– Ah!.. il y a un seulement?..
Le docteur qui sait que l'amitié ne vit que de ménagements et de concessions, dissimula un sourire discret.
– Il n'y en a pas un, répondit-il, j'en vois trois pour le moins. Tout d'abord, cette jeune femme, cette Rose Pigoreau, dont la beauté a si fort émerveillé notre digne Tantaine, me paraît un sérieux danger pour l'avenir.
M. Mascarot fit de la main un tout petit geste très significatif.
– Sois tranquille, nous en débarasserons Paul de cette demoiselle.
– Parfait! Mais ne t'y trompe pas, insista le docteur d'un ton sérieux qui ne lui était pas habituel, il s'en faut, le danger n'est pas celui que tu penses, celui que tu as songé à éviter. Tu es persuadé que ce garçon aime cette fille, et lui-même croit l'aimer. Pour la plus légère satisfaction d'amour-propre, il l'aura oubliée demain.
– C'est