Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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Mascarot s'arrêta.

      – Tu vas, dit-il, docteur, entrer dans ce café, pendant que je ferai la course que tu sais. En repassant je te préviendrai. Si c'est: oui, je me présenterai le premier chez le comte, toi, un quart d'heure après moi, tu demanderas la comtesse.

      Quatre heures sonnaient, lorsque ces honorables associés se séparèrent en donnant une poignée de main.

      Le docteur Hortebize avait gagné le café indiqué.

      B. Mascarot continua à remonter le faubourg Saint-Honoré. Ayant dépassé la rue du Colysée, il s'arrêta devant la boutique d'un marchand de vin et entra.

      Le patron de cet établissement bien connu, il faudrait dire célèbre, dans le quartier, n'a pas jugé convenable de mettre son nom au-dessus de sa boutique. On l'appelle le père Canon.

      Le vin qu'il sert aux passants, à son comptoir d'étain, ne vaut pas le diable, il le confesse sans pudeur; mais il tient en réserve, pour sa nombreuse clientèle, composée uniquement de domestiques du voisinage, un certain Mâcon qui a causé plus d'un congé immédiat.

      En voyant entrer chez lui un personnage d'apparence sévère, le père Canon daigna se déranger. En France, le pays du rire, une mine grave est le meilleur des passeports.

      – Monsieur désire quelque chose? demanda le marchand de vin.

      – Je voudrais, répondit le placeur, parler à M. Florestan.

      – De chez le comte de Mussidan, sans doute?

      – Précisément, il m'a donné rendez-vous ici.

      – Et il s'y trouve, monsieur, dit le père Canon; seulement il est en bas dans la salle de musique; je cours le chercher.

      – Oh! inutile, ne vous dérangez pas, je descends.

      Et, sans attendre une réponse, B. Mascarot se dirigea vers l'escalier d'une cave, dont l'entrée s'apercevait au fond de la boutique.

      – Il me semble maintenant, murmura le père Canon, que j'ai déjà vu cet homme de loi qui connaît les êtres de ma maison.

      L'escalier n'était ni trop noir ni trop raide, et de plus il était orné d'une rampe.

      M. Mascarot descendit une vingtaine de marches et arriva à une porte matelassée qu'il tira.

      Aussitôt, de même que le gaz d'un ballon se précipite par une fissure, des sons étranges, formidables, effroyables, s'élancèrent par cette issue.

      Le placeur ne sembla ni effrayé ni surpris.

      Il descendit trois marches encore, poussa une autre porte, matelassée comme la première, et se trouva sur le seuil d'une vaste pièce voûtée, disposée comme celle d'un café, éclairée au gaz, avec des tables et des chaises tout autour. Plusieurs consommateurs y buvaient du fameux vin de Mâcon.

      Au milieu de la salle, deux hommes en bras de chemise soufflaient, jusqu'à en être cramoisis, dans des trompes à la Dampierre, entourées du galon vert traditionnel.

      Près d'eux, un très vieux bonhomme, chaussé de grandes guêtres de cuir montant au-dessus du genou, ayant une ceinture de cuir fauve à plaque armoriée sur un gilet rouge, sifflait l'air que s'efforçaient de reproduire les joueurs de trompe.

      Le silence se fit dès que parut M. Mascarot, qui, son chapeau à la main, saluait poliment à la ronde.

      – Eh!.. c'est le papa Mascarot, s'écria un jeune homme à beaux favoris, portant culotte courte et bas blancs bien tirés. Arrivez donc, je vous attendais si bien que voici un verre propre pour vous.

      M. Mascarot, sans se plus faire prier, alla prendre place à la table, trinqua, but et fit claquer sa langue en signe de satisfaction.

      – Comme cela, reprit le jeune homme, qui n'était autre que Florestan, le père Canon vous a dit que j'étais à la salle de musique. Hein!.. on est bien ici.

      – Admirablement.

      – Vous nous voyez en train de prendre notre petite leçon. La police vous savez, ne veut pas qu'on joue de la trompe à Paris. Alors, savez-vous ce qu'a fait le père Canon? Il nous a installé dans cette cave. On peut y souffler tant qu'on veut, personne au-dehors n'entend rien. L'air vient par les deux tuyaux que vous voyez.

      Les deux élèves ayant repris leur leçon, Florestan était obligé de se faire un porte-voix de ses deux mains, et de crier de toutes ses forces.

      – Ce vieux-là, poursuivait-il, est un ancien piqueur du duc de Champdoce. Ah! quel professeur! Il n'a pas son pareil pour la trompe! Tel que vous me voyez, je n'ai que vingt leçons, et je vais déjà très bien. Il faut dire que j'ai, à ce qu'il paraît, une embouchure comme on n'en voit guère. Tenez, voulez-vous que je vous sonne un débuché, un bien-aller, un changement?..

      M. Mascarot eut peine à dissimuler un mouvement d'épouvante.

      – Merci! cria-t-il, un jour que j'aurai le temps, je serai ravi de vous entendre; mais aujourd'hui, je suis un peu pressé et je voudrais vous parler.

      – A vos ordres! Mais j'y songe, ici vous ne serez peut-être pas très bien pour causer, montons, nous demanderons un cabinet.

      Si les «cabinets de société» du père Canon ne sont pas précisément somptueux, ils ont l'inestimable mérite d'être discrets.

      Bien que séparés par de minces cloisons de verre rayé, rarement ils laissent s'évaporer les confidences qui s'y échangent, confidences, dont les «maîtres» sont l'éternel sujet.

      – Ah! ils en conteraient de belles, ces cabinets, s'ils pouvaient parler!..

      Ainsi disait Florestan, en prenant place en face de M. Mascarot à une petite table que le père Canon venait de charger d'une bouteille et de deux verres.

      – Je le crois, approuva le digne placeur, mais ce n'est point de cancans qu'il s'agit. Si je t'ai fait demander un rendez-vous par Beaumar, c'est que tu es en position de me rendre un petit service.

      – A vos ordres.

      – En ce cas, nous y reviendrons. Commençons par parler de toi. Comment te trouves-tu chez ton comte de Mussidan?

      Une outrageante familiarité est un des traits distinctifs de B. Mascarot. Il ne saurait s'empêcher de tutoyer ses clients. Il ignore sans doute qu'au mépris d'un homme pour ses semblables, on peut presque toujours juger de quel mépris lui-même est digne.

      Cependant, ce tutoiement n'offusquait nullement Florestan.

      – Je suis très mal, répondit-il, chez ce noble de malheur, si mal que j'ai déjà demandé à Beaumarchef de me chercher une autre condition.

      – C'est à n'y pas croire. Tous mes renseignements affirment que le service du comte est très doux, et ton prédécesseur…

      – Merci!.. interrompit le domestique avec une grimace significative, je voudrais vous y voir. D'abord, il est rat!..

      D'un mouvement éloquent, l'honorable placeur blâma ce vilain défaut.

      – Ensuite, continua Florestan, il est plus soupçonneux qu'un chat. Jamais rien à la traîne, pas une lettre, pas un cigare, pas un louis. La moitié de sa vie se passe à ouvrir et à fermer ses serrures, et il dort avec ses clés sous son oreiller.

      – J'avoue qu'une telle méfiance est singulièrement blessante.

      – N'est-ce pas? Ajoutez à cela qu'il est d'une violence terrible. Pour un rien, les yeux lui sortent de la tête. On dirait toujours qu'il va vous tuer ou vous battre, pour le moins. Moi, d'abord, il me fait peur.

      Ce portrait, après l'avertissement du docteur, devait donner à réfléchir à B. Mascarot.

      – Le comte est-il donc toujours ainsi? demanda-t-il.

      – Les jours ordinaires, oui. Il est pire quand il a beaucoup joué ou beaucoup bu. Et Dieu sait s'il s'en fait faute. Il ne rentre jamais avant quatre heures du matin, quand il rentre toutefois.

      – Diable! cette conduite ne doit guère être


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