Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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pourvu qu'elle dépense, elle est contente. Aussi, il faut voir les créanciers chez nous.

      – Cependant M. et Mme de Mussidan sont très riches.

      – Énormément riches, papa Mascarot, immensément. Ce qui n'empêche pas qu'il y a des moments où il n'y a pas cent sous à l'hôtel. Alors, madame est comme une tigresse, elle envoie emprunter à toutes ses amies, n'importe quoi, cent francs, vingt francs, dix francs… et on les lui refuse.

      – C'est humiliant.

      – A qui le dites-vous? Cependant, quand il faut absolument une grosse somme, c'est au duc de Champdoce que madame s'adresse. Oh!.. celui-là, il ne dit jamais non. Et elle ne lui en écrit pas long, allez.

      M. Mascarot daigna sourire.

      – On dirait, fit-il, que tu sais ce que la comtesse écrit.

      – Dame! vous comprenez, on aime à savoir ce qu'on porte. Elle dit simplement: «Mon ami, j'ai besoin de tant…» et il paie sans rechigner. Il faut, voyez-vous, qu'il y ait eu quelque chose entre eux.

      – D'après cela, je le croirais.

      – Parbleu!.. Aussi qu'arrive-t-il? Quand monsieur et madame se trouvent ensemble, c'est pour se disputer. Et quelles disputes!.. Dans les ménages d'ouvriers, quand le mari a un peu bu, il cogne et la femme crie. Mais ce n'est rien. On se couche là-dessus, on s'embrasse sur les bleus et tout est dit. Tandis qu'eux, papa Mascarot, je les ai entendus se dire froidement de ces choses qu'on ne peut pas pardonner…

      A l'air distrait dont le brave placeur écoutait ces détails, on eut pu croire qu'il les connaissait.

      – Comme cela, fit-il, je ne vois, dans la maison, que Mlle Sabine dont le service ne soit pas désagréable.

      – Oh! elle, il n'y a rien à lui reprocher, elle est bonne, pas regardante, polie.

      – De telle sorte que son prétendu, M. de Breulh-Faverlay, sera un très heureux mari.

      – Heureux, c'est selon. Le mariage n'est pas fait. D'ailleurs…

      Florestan s'interrompit comme s'il eût été pris d'un scrupule soudain.

      Il promena son regard autour du cabinet, pour bien s'assurer que nul ne pouvait l'entendre, et c'est à voix basse, de l'air le plus mystérieux, qu'il continua:

      – D'ailleurs, Mlle Sabine, je peux bien vous confier cela, à vous, a toujours été abandonnée à elle-même, elle est libre autant que le serait un garçon… Enfin, vous m'entendez.

      B. Mascarot était subitement devenu fort attentif.

      – Bah!.. fit-il, Mlle Sabine aurait un amoureux?

      – Tout juste.

      – Impossible!.. mon garçon. Et même, tiens, laisse-moi te le dire, tu as tort de répéter des suppositions malveillantes.

      Cette simple observation parut indigner le discret domestique.

      – Des suppositions!.. fit-il. Jamais… On sait ce qu'on sait. Si je parle de l'amoureux, c'est que je l'ai vu, de mes yeux, non pas une, mais deux fois.

      A la façon dont le bon placeur tracassa ses lunettes, Beaumarchef eût reconnu qu'il était intéressé au plus haut point.

      – Vraiment! dit-il. Conte-moi donc cela.

      – Eh bien!.. La première fois, c'était à l'église, un matin, que mademoiselle était allée seule faire, soi-disant, ses dévotions. Tout à coup le temps se met à la pluie, et Modeste, la femme de chambre, me prie d'aller porter un parapluie. Bon, je pars, j'arrive. En entrant, qu'est-ce que je vois? Mademoiselle debout, près du bénitier, causant avec un jeune homme. Naturellement, je ne me montre pas, j'observe.

      – C'est là ce que tu appelles être sûr?

      – Positivement, et vous ne douteriez pas, si vous aviez vu de quels yeux ils se regardaient.

      – Comment était ce jeune homme?

      – Très bien: de ma taille à peu près, parfaitement mis, ayant l'air pas commode et même un peu extraordinaire.

      – Passe à la seconde fois.

      – Oh! c'est toute une histoire. Cette fois, on me charge d'accompagner mademoiselle chez une de ses amies, qui demeure rue Marbeuf. Très bien. Mais voilà qu'au coin de l'avenue mademoiselle me fait signe d'approcher. J'approche. – «Tenez, Florestan, me dit-elle, j'oubliais la lettre que voici, courez la jeter à la poste. Je vous attends ici.»

      – Et tu as lu cette lettre?

      – Moi, jamais. Je me dis: «Mon bonhomme, on veut t'éloigner, c'est qu'il y a quelque chose; il faut rester.» En effet, au lieu de courir à la poste, je me cache derrière un arbre et j'attends. J'avais à peine disparu que je vois avancer, qui? mon particulier de l'église. Si changé, par exemple, que j'ai eu de la peine à le reconnaître. Il était vêtu comme un ouvrier, avec un pantalon de toile et une grande blouse pleine de plâtre. Ils ont bien causé dix minutes. Mademoiselle lui a remis quelque chose qui m'a paru être une photographie. Et voilà!..

      La bouteille de Mâcon était vide. Florestan allait frapper pour en demander une autre. B. Mascarot l'arrêta.

      – Non, non, prononça-t-il, l'heure s'avance, et il faut que je te dise quel service j'attends de toi. Le comte de Mussidan est chez lui en ce moment?

      – Ne m'en parlez pas; voici deux jours qu'à la suite d'une chute de rien dans l'escalier, il ne sort pas.

      – Eh bien!.. mon garçon, j'ai absolument besoin de parler à ton patron. Si je lui faisais passer ma carte, il ne me recevrait pas, j'ai compté sur toi pour m'introduire près de lui.

      Florestan resta bien une bonne minute sans répondre.

      – C'est raide, fit-il enfin, ce que vous me demandez là. Il n'aime pas les visites improvisées, le patron, et il est bien capable de me fourrer à la porte. Mais bast! puisque je veux le quitter, je me risque.

      Déjà M. Mascarot était debout.

      – Nous ne pouvons arriver ensemble, dit-il. File, je vais régler ici, et, dans cinq minutes, je me présenterai. Surtout, n'aie pas l'air de me connaître.

      – Soyez tranquille!.. Et, vous savez, cherchez-moi une bonne place.

      Ainsi qu'il était convenu, l'honnête placeur paya, puis passa au café prévenir le docteur Hortebize.

      Et quelques instants plus tard, Florestan, de sa plus belle voix, annonçait à son maître:

      – M. Mascarot.

      V

      Il est certain que B. Mascarot, directeur d'une agence de placement, sise rue Montorgueil, – pour employer ses expressions – est doué d'un prodigieux aplomb.

      Son esprit audacieux a si souvent parcouru le champ inexploré de toutes les probabilités, qu'il n'est rien qui puisse le prendre au dépourvu.

      Tant de fois, par la pensée, il s'est placé au milieu des circonstances les plus invraisemblables, que la réalité ne saurait avoir de surprises pour lui.

      Quoi qu'il advienne, il est en garde naturellement.

      Lui-même aime à se comparer à ces écuyers habiles qui, ayant longtemps monté des chevaux dressés à jeter bas leur cavalier, peuvent, sans crainte d'être désarçonnés, enfourcher n'importe quelle monture.

      Cet orgueil est légitime et même justifié par des faits indiscutables. B. Mascarot a fait ses preuves.

      Néanmoins, pendant qu'il gravissait les marches du magnifique escalier de l'hôtel de Mussidan, éclairé, car la nuit était venue, par des lanternes d'une richesse extrême, l'intrépide placeur – lui-même, quelques heures plus tard, l'avouait au docteur – sentait ses jambes fléchissantes et cotonneuses.

      Son cœur battait plus vite et sa salive s'épaississait autour de sa langue, lorsque Florestan, après lui avoir fait traverser une antichambre à divans de velours, l'introduisit


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