Le roman bourgeois: Ouvrage comique. Fournier Edouard

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ère

      Le roman bourgeois: Ouvrage comique

      PRÉFACE

      La fatalité qui a poursuivi Furetière pendant sa vie s'est attachée après sa mort à ses écrits. Cet auteur, d'une incontestable originalité, d'un immense savoir et d'une rare intelligence au travail, peut passer pour exemple de ce qu'une seule mauvaise qualité peut faire perdre à une réunion de facultés éminentes.

      Le procès du Dictionnaire, une des causes célèbres de la littérature, est trop connu pour que je croie devoir m'en faire en cette occasion le rapporteur après tant d'autres1. Les pièces en sont d'ailleurs à la disposition de tout le monde: il y a eu jusqu'à quatre éditions des Factums.

      Bien qu'il soit assez difficile d'émettre un jugement favorable sur l'une ou l'autre des deux parties, on reste convaincu après lecture que Furetière n'eut pas seulement pour lui l'esprit et la verve, et qu'il eut quelque raison d'exciper de sa bonne foi.

      Ce n'est pas sans étonnement que nous voyons, dans le Discours préliminaire de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie françoise, le secrétaire perpétuel reproduire contre l'auteur du Dictionnaire universel cette vieille accusation d'avoir dérobé le travail de ses confrères. Il eût été digne de l'Académie, digne de M. Villemain, de rendre enfin justice au mérite de Furetière et d'accorder à ses torts le bénéfice d'une prescription de près de trois siècles.

      Les pamphlets de Furetière, en raison de la supériorité du talent de l'auteur, qui en a fait de véritables modèles en ce genre d'écrits, ont naturellement survécu à ceux de ses adversaires. Néanmoins le recueil en deux tomes imprimé en Hollande, après sa mort (Amsterdam, Henri Desbordes, 1694, in-12), en contient quelque partie, notamment le Dialogue de M. V., de l'Académie françoise et de l'avocat L. M., dont l'académicien Charpentier, le plus vivement attaqué, il est vrai, des ennemis de Furetière, s'est reconnu l'auteur2. On y voit Furetière accusé d'avoir prostitué sa sœur pour se mettre en état d'acheter la charge de procureur fiscal de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés; il y est dit qu'il se déshonora dans ce poste par des prévarications et qu'il s'y fit le protecteur déclaré des filous et des filles publiques; on y raconte comment il abusa de sa charge pour escroquer, par une manœuvre qui, selon le vocabulaire moderne, seroit qualifiée de chantage, le bénéfice d'un jeune abbé; enfin, retournant une plaisanterie de Furetière contre lui-même, l'auteur prétend que le Roman Bourgeois, – ce détestable ouvrage – a été dédié par lui au bourreau, comme au seul patron digne d'une telle œuvre. Ce mensonge, dont l'audace confond le lecteur, s'est néanmoins accrédité pendant deux cents ans près des esprits prévenus.

      Furetière, dans son Dernier placet3, relève, sans y répondre, toutes ces turpitudes: il se plaint d'un gros volume, joint au dossier, qui a long-temps couru la ville, et dans lequel il est traité, dit-il, de bélitre, maraut, fripon, fourbe, buscon, saltimbanque, infâme, traître, fils de laquais, impie, sacrilége, voleur, subornateur de témoins, faux monnoyeur, banqueroutier frauduleux, faussaire, d'homme sans honneur, plein de turpitudes et de comble d'horreurs, etc.4 Après cela le grief d'infidélité littéraire n'est plus qu'une légèreté.

      Ces aménités étoient alors d'usage entre savants, et, en rapprochant même les Factums de Furetière des libelles publiés par Saumaise et par Scaliger contre leurs antagonistes, ou ne peut s'empêcher de trouver sa modération égale à la verve de son esprit. Les attaques qu'il dirige contre ses adversaires sont, il est vrai, plus mordantes, mais aussi moins scandaleuses, et à part le seul La Fontaine, qu'il accuse de tirer profit des galanteries de sa femme, il est rare qu'il les poursuive dans le secret de la vie privée. «Je n'ay fait, dit-il, aucun reproche à mes parties qui regardât les mœurs; je ne les accuse pas d'être faussaires, adultères, ny malhonnêtes gens…5», quoique (ajoute-t-il) ce ne soit pas faute de matière, ny de preuves.

      Au surplus, l'incertitude et l'obscurité où sont tombées les imputations des deux parties ne laisse pas de tourner à l'avantage de notre auteur, car, s'il est impossible de prouver aujourd'hui que Furetière ait réellement prostitué sa sœur et acquis par simonie ses bénéfices, il n'est pas besoin de preuves pour reconnoître que Lorau, Charpentier, Leclerc, Barbier d'Aucourt, Regnier Desmarais et consorts, étoient les uns des ignorants, les autres de détestables écrivains.

      Les témoignages contemporains, qui seuls pourroient nous éclairer sur la véracité des ennemis de Furetière, ne confirment en rien leurs imputations.

      Bussy, dans la lettre imprimée à la suite des Factums, et souvent citée depuis, plaint Furetière d'avoir été poussé à de telles extrémités et de n'avoir pu produire sa défense en justice; il ne fait de réserves qu'en faveur de Benserade, son ami, et de La Fontaine, que Furetière confond dans ses invectives avec leurs collègues de la commission du Dictionnaire.

      Dans sa conduite à l'égard de La Fontaine est le secret de l'humeur de Furetière et des haines qu'il souleva.

      La Fontaine, de même que Boileau et Racine, étoit pour Furetière un ancien ami. Dans la préface de son Recueil de Fables, publié trois ans après la première édition des Fables de La Fontaine, Furetière avoit rendu justice à son talent de poète et de fabuliste. Plus tard nous voyons La Fontaine tenter, de conserve avec Boileau et Racine, une démarche amicale pour réconcilier Furetière avec ses collègues de l'Académie, démarche que l'extrême irritation du lexicographe rendit inutile.

      Malheureusement La Fontaine, et en cela il se sépare de Boileau et de Racine, qui l'un et l'autre protégèrent jusqu'à la fin leur ami, au moins par leur silence, finit, dans la suite de la querelle, par épouser le parti de l'Académie.

      Dès lors cet homme, cet ancien ami, ce poète inimitable, dont le style naïf et marotique fait tant d'honneur aux fables des anciens et ajoute de grandes beautés aux originaux6, n'est plus qu'un misérable écrivain licencieux, auteur de contes infâmes, un Crétin mitigé, tout plein d'ordures et d'impiétés, un fauteur de débauche digne du bourreau; Furetière pousse l'animosité jusqu'à reproduire à la suite de son libelle la sentence de police portant suppression de ses contes, et l'accuse, comme je l'ai déjà dit, de spéculer sur sa propre turpitude, en vivant de la prostitution de sa femme.

      Là est évidemment la clé du caractère de Furetière et l'explication de ses infortunes. On devine à ce brusque revirement une de ces natures impétueuses, irascibles, passant d'une extrémité à l'autre, et incapables, au lendemain de l'insulte, d'apercevoir une seule des qualités de l'homme dont elles ne voyoient pas la veille les défauts.

      La Fontaine riposta par une assez médiocre épigramme; Benserade écrivit à Bussy pour lui reprocher son trop d'indulgence à l'endroit de ce misérable Furetière.

      Dans l'impossibilité de vider la question de moralité entre Furetière et ses accusateurs, que nous reste-t-il à juger, à nous postérité?

      D'un côté un ouvrage considérable, un ouvrage gigantesque, et qu'en raison de l'étendue et de la nouveauté du plan on peut appeler original; un livre qui, rajeuni de siècle en siècle par les révisions de grammairiens tels que Huet, Basnage et les Pères de Trévoux, est encore resté aujourd'hui, pour l'homme de lettres, l'autorité décisive et l'encyclopédie grammaticale la plus complète; de l'autre une obscure Batrachomyomachie de tracasseries misérables, de questions personnelles, sans profit pour le public et sans intérêt pour l'histoire. Tels sont, en dernière analyse, les véritables termes de la question; et c'est ainsi que nous aurions voulu la voir présenter dans le discours préliminaire du secrétaire perpétuel de l'Académie françoise.

      Et maintenant, comment l'auteur d'un travail aussi important, comment cet homme assez érudit, et en même temps assez intelligent, pour concevoir et conduire à fin, seul, une entreprise de cette taille, le premier répertoire complet du langage françois; ce savant qui à la qualité d'érudit intelligent et laborieux réunissoit à un haut degré la verve originale du romancier, le goût dans la critique, la vivacité d'esprit du pamphlétaire; comment cet homme a-t-il pu descendre dans un aussi complet oubli?

      Ne


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<p>1</p>

Les démêlés de Furetière avec l'Académie ont été, en dernier lieu, analysés par M. Francis Wey dans un article de la Revue contemporaine (Juillet et Août 1852), dont nous nous sommes appuyé plus d'une fois dans la première partie de cette notice.

<p>2</p>

«J'avois déjà commencé à lui riposter par un dialogue de M. Le Maistre et de M. Despréaux… etc… Nous avions pourtant été autrefois amis, etc.» (Carpenteriana, 1o 488.) Quelques pages plus haut (474), Charpentier parle ainsi de Furetière: «Il me siéroit bien, par exemple, de dire que Furetière n'avoit pas d'esprit, et cela parcequ'il m'a outragé dans plusieurs endroits de ses écrits. Non, bien loin de vouloir donner une pareille idée de Furetière, j'avouerai toujours qu'il est un des meilleurs satyriques que nous ayons, et qu'il ne le cède en rien de ce côté à M. Despréaux.»

<p>3</p>

Dernier placet et très humbles remontrances à monseigneur le chancelier.

<p>4</p>

Voy. Dernier placet.

<p>5</p>

Dernier placet.

<p>6</p>

Voy. Préface des Fables de Furetière.