Le roman bourgeois: Ouvrage comique. Fournier Edouard

Le roman bourgeois: Ouvrage comique - Fournier Edouard


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et sont destinées à expier dans leurs personnes les vices qu'elles châtient? Que sait-on de la vie de Juvénal, si ce n'est qu'il vécut pauvre et paya de dix ans d'exil le mépris qu'il exprima pour les débordements honteux de Domitien? Machiavel, dont le Traité du Prince peut passer pour un pamphlet contre la corruption des mœurs de son temps, et dont les comédies sont à coup sûr des satires du genre le plus vif, après avoir subi deux fois l'exil et la torture, meurt victime d'une méprise, pour s'être trompé sur la dose du médicament destiné à le soulager. Au commencement de ce siècle, le mordant pamphlétaire de la Restauration, Courier, meurt obscurément d'un coup de fusil tiré par une main invisible.

      Furetière eut une fin moins tragique, mais non moins douloureuse. Miné pendant quatre ans par la fièvre et le désespoir que lui causoient les tracasseries de ses adversaires, obligé, il le dit, de se cacher pour défendre son repos et sa liberté menacés, exaspéré jusqu'au point d'être tenté de brûler son livre, l'occupation et l'espoir de toute sa vie, il s'éteignit à l'âge de soixante-huit ans, moins usé sans doute par les années et la maladie que par la fatigue et par l'angoisse.

      Un an auparavant, sur le bruit qui avoit couru de sa fin prochaine, Boileau écrivoit à Racine ce peu de mots, où se trouve l'accent d'un intérêt sincère (lettre du 19 mai 1687): «On vient de me dire que Furetière est à l'extrémité, et que par l'avis de son confesseur il a envoyé quérir tous les académiciens offensés dans son factum, et qu'il leur a fait une amende honorable dans toutes les formes, mais qu'il se porte mieux maintenant. J'aurai soin de m'éclaircir de la chose, et je vous en manderai le détail7.» Ménage, dont les lumières eussent été si utiles à l'Académie, et à qui elle préféra Bergeret, écrivoit dans ses Anas (tome 1er, p. 97): «L'Académie tout entière a été sacrifiée à la passion de quelques uns de son corps. Je ne les nommerai pas, car il y en a qui sont de mes amis. M. de Furetière étoit un sujet à ménager: n'avoit-il pas les rieurs de son côté8? et, excepté quelques intéressés de l'Académie, tout le reste lui donnoit les mains. Cependant, et l'Académie, et lui, ont joué à la bascule, comme les enfants, sans pouvoir convenir d'un équilibre qui leur auroit sauvé, à l'un et à l'autre, tant de mauvaises démarches dont le public se divertit.»

      Ces deux témoignages, rapprochés de la dernière phrase de la lettre de Bussy9, et de l'approbation de Bossuet10, sont la meilleure caution de Furetière et sa véritable oraison funèbre.

      Lui mort, ses ennemis s'empressèrent de profiter de l'avantage vulgaire acquis au dernier qui parle. Dans le mois même où il mourut (mai 1688), Tallemant l'aîné adressa, sous forme de lettre, au Mercure, une relation où, avec le ton d'une feinte impartialité, il reproduit contre Furetière les charges dont il s'étoit défendu dans ses factums11. La lettre de Douja, le libelle de Charpentier, circulèrent de nouveau. Puis, afin qu'il n'y eût plus à y revenir, et de peur apparemment que l'écrivain ne survécût à l'homme déshonoré, la conspiration du silence s'organisa peu à peu autour de sa mémoire. La Chapelle, qui lui succéda à l'Académie, esquiva par une allusion voilée le panégyrique de son prédécesseur.12 L'abbé d'Olivet, dans le complément qu'il a donné à la galerie des portraits académiques de Pélisson, étend sur le cadre destiné à Furetière le crêpe noir des Doges décapités. Titon du Tillet, qui, dans son Parnasse françois, a consacré de si pompeuses notices à tant d'écrivains médiocres, se borne à quelques lignes et se met à l'abri derrière les on dit, sans oser remonter aux sources.

      Nous avons vu déjà comment, jusqu'à nos jours, l'Académie a persisté à ne voir dans l'auteur du Dictionnaire universel qu'un misérable voleur: tant est vivace et profonde la haine des corps constitués! L'Académie n'a jamais pardonné à Furetière d'avoir prouvé que, pour exécuter un monument de critique et de vaste érudition, un seul cerveau bien organisé valoit mieux qu'une réunion d'esprits inégaux de savoir et d'aptitude.13

      Ces considérations étoient nécessaires pour expliquer comment l'oubli injuste où Furetière est tombé peut n'être pas un argument contre sa valeur comme écrivain, et même comme romancier.

      Je me suis souvent étonné, en constatant le chiffre d'éditions atteint par le Roman comique de Scarron, de n'en trouver que trois du Roman bourgeois. Non pas qu'il soit jamais entré dans ma pensée d'établir un parallèle entre les deux livres. Le roman de Scarron, chef-d'œuvre de verve imaginative, d'invention et de fantaisie, appartient excellemment à l'ordre des récits d'intrigues et d'aventures; c'est un roman romanesque, admirable assurément. Le roman de Furetière, peinture aussi exacte que vive des habitudes et des travers de toute une classe de la société, est un tableau; c'est le premier roman d'observation qu'ait produit la littérature françoise.

      Les deux auteurs se rencontrent néanmoins dans une intention commune de réaction contre le romanesque guindé et emphatique des Scudéry, des Gomberville et des La Calprenède. Tout le monde connoît, sans que j'aie besoin de la rapporter, la phrase en forme de charade par laquelle débute le Roman comique.

      « – Je chante, dit l'auteur du Roman bourgeois, les amours et les advantures de plusieurs bourgeois de Paris, de l'un et de l'autre sexe. – Et, ce qui est de plus merveilleux, c'est que je les chante, et si je ne sçay pas la musique.» L'identité des deux intentions est frappante. Là, au surplus, s'arrête la similitude; on ne la ressaisit plus à travers le livre de Furetière que dans certaines boutades à intention comique ou burlesque, comme par exemple la scène ou Nicodème, voulant se jeter aux genoux de sa maîtresse, met en pièces le ménage de Mme Vollichon; ou celle encore des laquais vengeant leur maître, éclaboussé, par des coups de fouet et de pierres lancés au dos des maquignons.

      Peindre, telle est l'intention fondamentale du roman de Furetière, et peindre en caricature.

      Pour bien entrer dans le sens intime de sa satire, il est nécessaire de considérer l'époque de révolution sociale où il écrivoit.

      La pacification du royaume, fatale aux princes, qu'elle avoit fait descendre des rôles de chefs de parti et de souverains aux charges d'intendants de provinces et de commandants militaires, avoit aidé à la marche ascendante de la bourgeoisie. Débarrassée de la domination des partisans, elle s'avançoit par toutes les avenues, par la magistrature, par les finances, les affaires, les lettres, etc., et se poussoit à la cour, favorisée par le despotisme ombrageux de Louis XIV, que tenoient en alarme les souvenirs de la Fronde et de la faction des Importants. On sait quelle indignation éprouvoit Saint-Simon à voir tomber aux mains des Pontchartrain, des Le Tellier, des La Vrillière, les ministères et les charges d'état, jusque là dévolus aux ducs. Dans ce conflit de deux classes, l'une envahissante, l'autre mise en état de défense par la menace d'une décadende prochaine; de la bourgeoisie, ou, si l'on veut, de la ville et de la cour, les préférences des gens de lettres étoient pour la noblesse, à laquelle les rattachoient d'abord leur intérêt, leurs pensions, les fonctions de secrétaires, de précepteurs et de bibliothécaires, enfin l'attrait, si puissant pour des esprits délicats, de la bonne compagnie, seule capable de les comprendre et de flatter leur vanité. Qu'étoit, en effet, le bourgeois pour les gens de lettres d'alors? Le créancier, le procureur qui poursuit en son nom, le voisin incommode, parfois le confrère envieux, souvent même le parent importun; mais surtout c'étoit l'homme illettré, le rustre, le rustique, méprisant les travaux de l'esprit, dont il n'est apte à saisir ni la valeur, ni le charme; l'homme qui n'achète pas les livres, et borne le catalogue de ses lectures aux ouvrages surannés:

      Les Quatrains de Pibrac et les doctes Tablettes

      Du conseiller Mathieu.

      Parmi toutes les caricatures qui se meuvent dans le roman de Furetière, procureurs, pédants, avocats, plaideurs, joueurs, etc., un seul homme a vraiment le beau rôle, l'homme de cour, le marquis, un Clitandre de Molière.

      Cette rencontre


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<p>7</p>

Ménagiana, t. 1er.

<p>8</p>

Le Carpenteriana corrobore sur ce point le témoignage de Ménage: «Je ne crois pas faire grand tort au corps entier de l'Académie en m'attribuant l'épître et la préface de son Dictionnaire, puisque j'en suis l'auteur. Il seroit à souhaiter que chaque académicien eût autant travaillé que moi à cet ouvrage, Furetière n'auroit pas le public de son côté.» (Carp., p. 371.)

<p>9</p>

«Je diray quand j'en seray persuadé que ce sont deux hommes de mérite (La Fontaine et Benserade) qui ont fait une injustice à un homme d'honneur et d'esprit. Voilà comme je parle toujours, amy de la vérité préférablement à tout le monde, et vous me devez croire aussy quand je vous asseure que je suis sincèrement votre très humble et très obéissant serviteur. Bussy-Rabutin.»

<p>10</p>

«Bossuet blâma les meneurs de cette affaire… Il daigna informer Furetière que, si la chose dépendoit de lui seul, que s'il étoit chancelier, il lui accorderoit cent priviléges pour un, et il le combla d'éloges sur la beauté de son travail. Cependant, plus tard, quand l'honneur et l'existence même de la compagnie eurent été engagés par l'imprudente vivacité de Furetière, il engagea le chancelier à employer son autorité pour le réduire au silence.» (Francis Wey, Revue contemporaine.)

<p>11</p>

Louis XIV refusa de consentir à ce que Furetière fût remplacé de son vivant. Tallemant l'aîné, dans son article du Mercure, cherche à expliquer ce refus par un malentendu.

<p>12</p>

On essaya même de se dispenser envers lui des formalités usitées depuis la création de l'Académie pour les funérailles de ses membres. Il fallut l'autorité de la parole de Boileau pour rappeler les ennemis de Furetière à la décence et à la charité. Voici comment le fait est rapporté dans le Bolæana (p.68):

«A la mort de Furetière, il fut délibéré dans l'Académie si l'on feroit un service au défunt, selon l'usage pratiqué dès son établissement. M. Despréaux y alla exprès avec M. Racine le jour que la chose devoit être décidée; mais, voyant que le gros de l'Académie prenoit parti pour la négative, lui seul osa parler ainsi à cette compagnie:

«Messieurs, il y a trois choses à considérer ici: Dieu, le public et l'Académie. A l'égard de Dieu, il vous saura sans doute très bon gré de lui sacrifier votre ressentiment et de lui offrir des prières pour un mort qui en auroit besoin plus qu'un autre, quand il ne seroit coupable que de l'animosité qu'il a montrée contre vous. Devant le public, il vous sera très glorieux de ne pas poursuivre votre ennemi par delà le tombeau. Et pour ce qui regarde l'Académie, sa modération sera très estimable quand elle répondra à des injures par des prières, et qu'elle n'enviera pas à un chrétien les ressources qu'offre l'église pour apaiser la colère divine. D'autant mieux qu'outre l'obligation indispensable de prier Dieu pour vos ennemis, vous vous êtes fait une loi particulière de prier pour vos confrères.»

<p>13</p>

Regnier-Desmarets, qui tint la plume pour l'Académie pendant tout le temps de la querelle, prétend, au contraire, que les décisions d'un particulier sur la langue ne peuvent jamais être si sûres ni d'une si grande autorité que celles d'une compagnie instituée pour la perfectionner.