Le roman bourgeois: Ouvrage comique. Fournier Edouard
la fin. Neantmoins, s'il est d'humeur patiente, il peut sçavoir qu'il arrive, comme on dit, beaucoup de choses entre la bouche et le verre. Ce mariage n'est pas si avancé qu'on diroit bien et qu'il se l'imagine.
Il ne tiendroit qu'à moi de faire icy une heroïne qu'on enleveroit autant de fois que je voudrois faire de volumes. C'est un mal-heur assez ordinaire aux heros, quand ils pensent tenir leur maistresse, de n'embrasser qu'une nue, comme de mal-heureux Ixions, qui gobent du vent, tandis qu'un de leurs confidens la leur enleve sur la moustache. Mais comme l'on ne joue pas icy la grande piece des machines, et comme j'ay promis une histoire veritable, je vous confesseray ingenuëment que ce mariage fut seulement empêché par une opposition formée à la publication des bans, sous le nom d'une fille nommée Lucrece, qui pretendoit avoir de Nicodeme une promesse de mariage, ce qui le perdit de reputation chez les parens de Javotte, qui le tinrent pour un débauché, et qui ne voulurent plus le voir ny le souffrir. Or, pour vous dire d'où venoit cette opposition (car je croy que vous en avez curiosité) il faut remonter un peu plus haut, et vous reciter une autre histoire; mais tandis que je vous la conteray, n'oubliez pas celle que je viens de vous apprendre, car vous en aurez encore tantost besoin.
Histoire de Lucrece la bourgeoise
Cette Lucrece, que j'ai appellée la Bourgeoise, pour la distinguer de la Romaine, qui se poignarda, et qui estoit d'une humeur fort differente de celle-cy, estoit une fille grande et bien faite, qui avoit de l'esprit et du courage, mais de la vanité plus que de tout le reste. C'est dommage qu'elle n'avoit pas esté nourrie à la Cour ou chez des gens de qualité, car elle eût esté guerie de plusieurs grimasses et affectations bourgeoises qui faisoient tort à son bel esprit, et qui faisoient bien deviner le lieu où elle avoit esté élevée.
Elle estoit fille d'un referendaire en la chancellerie, et avoit esté laissée en bas âge, avec peu de bien, sous la conduite d'une tante, femme d'un advocat du tiers ordre, c'est à dire qui n'étoit ni fameux ni sans employ. Ce pauvre homme, qui estoit moins docte que laborieux, estoit tout le jour enfermé dans son estude, et gagnoit sa vie à faire des rooles d'écritures assez mal payez. Il ne prenoit point garde à tout ce qui se passoit dans sa maison. Sa femme estoit d'un costé une grande ménagere, car elle eût crié deux jours si elle eût veu que quelque bout de chandelle n'eust pas esté mis à profit, ou si on eût jetté une alumette avant que d'avoir servy par les deux bouts; mais d'autre part c'estoit une grande joüeuse, et qui hantoit, à son dire, le grand monde, ou, pour mieux parler, qui voyoit beaucoup de gens. De sorte que toutes les aprédisnées on mettoit sur le tapis deux jeux de cartes et un tricquetrac, et aussi-tost arrivoient force jeunes gens de toutes conditions, qui y estoient plûtost attirez pour voir Lucrece que pour divertir l'advocate. Quand elle avoit gagné au jeu, elle faisoit l'honnorable, et faisoit venir une tourte et un poupelin20, avec une tasse de confitures faites à la maison, dont elle donnoit la collation à la compagnie, ce qui tenoit lieu de souper à elle et à sa niepce, et par fois aussi au mary, qui n'en tastoit pas, parce qu'elle ne songeoit pas à luy preparer à manger, quand elle n'avoit pas faim. Elle passoit par ce moyen dans le voisinage pour estre fort splendide; sa maison estoit appellée une maison de bouteilles21 et de grande chère, et il me souvient d'avoir oüy une greffiere du quartier qui disoit d'elle en enrageant: Il n'appartient qu'à ces advocates à faire les magnifiques.
Lucrece fut donc élevée en une maison conduitte de cette sorte, qui est un poste tres-dangereux pour une fille qui a quelques necessitez, et qui est obligée à souffrir toutes sortes de galans. Il auroit fallu que son cœur eût esté ferré à glace pour se bien tenir dans un chemin si glissant. Toute sa fortune estoit fondée sur les conquestes de ses yeux et de ses charmes, fondement fort fresle et fort delicat, et qui ne sert qu'à faire vieillir les filles ou à les faire marier à l'officialité. Elle portoit cependant un estat de fille de condition, quoy que, comme j'ay dit, elle eût peu de bien ou plûtost point du tout. Elle passoit pour un party qui avoit, disoit-on, quinze mil écus; mais ils estoient assignez sur les broüillarts de la riviere de Loyre, qui sont des effects à la verité fort liquides, mais qui ne sont pas bien clairs. Sur cette fausse supposition, Lucrece ne laissoit pas de bastir de grandes esperances, et, quand on luy proposoit pour mary un advocat, elle disoit en secouant la teste: Fy, je n'ayme point cette bourgeoisie! Elle pretendoit au moins d'avoir un auditeur des comptes ou un tresorier de France: car elle avoit trouvé que cela estoit deub à ses pretendus quinze mil escus, dans le tariffe des partis sortables.
Cette citation, Lecteur, vous surprend sans doute: car vous n'avez peut-estre jamais entendu parler de ce tariffe. Je veux bien vous l'expliquer, et, pour l'amour de vous, faire une petite digression. Sçachez donc que, la corruption du siecle ayant introduit de marier un sac d'argent avec un autre sac d'argent, en mariant une fille avec un garçon; comme il s'estoit fait un tariffe lors du decry des monnoyes pour l'évaluation des espèces, aussi, lors du decry du merite et de la vertu, il fut fait un tariffe pour l'évaluation des hommes et pour l'assortiment des partis. Voicy la table qui en fut dressée, dont je vous veux faire part.
Tariffe ou evaluation des partis sortables pour faire facilement les mariages
On trouvera peut-estre que ce tariffe est trop succinct, veu le grand nombre de charges qui sont creées en ce royaume, dont il n'est fait icy aucune mention; mais, en ce cas, il faudra seulement avoir un extraict du registre qui est aux parties casuelles, de l'évaluation des offices, car, sur ce pied, on en peut faire aisément la réduction à quelqu'une de ces classes. La plus grande difficulté est pour les hommes qui vivent de leurs rentes, dont on ne fait icy aucun estat, comme de gens inutiles, et qui ne doivent songer qu'au celibat. Car ce n'est pas mal à propos qu'un de nos autheurs a dit qu'une charge estoit le chausse-pied du mariage, ce qui a rendu nos François (naturellement galands et amoureux) si friands de charges, qu'ils en veulent avoir à quelque prix que ce soit, jusqu'à achepter cherement des charges de mouleur de bois, de porteur de sel et de charbon. Toutefois, s'il arrive par mal-heur qu'une vieille fille marchande quelqu'un de ces rentiers, ils sont d'ordinaire évaluez au denier six, comme les rentes sur la ville et autres telles denrées; c'est à dire qu'une fille qui a dix mil escus doit trouver un homme qui en ayt soixante mil, et ainsi à proportion.
Il y en aura encore qui eussent souhaitté que ce tariffe eût esté porté plus avant; mais cela ne s'est pû faire, n'y ayant au delà que confusion, parce que les filles qui ont au delà de deux cent mille escus sont d'ordinaire des filles de financiers ou de gens d'affaires qui sont venus de la lie du peuple, et de condition servile. Or, elles ne sont pas vendues à l'enchere comme les autres, mais délivrées au rabais; c'est à dire qu'au lieu qu'une autre fille qui aura trente mille livres de bien est vendue à un homme qui aura un office qui en vaudra deux fois autant, celles-cy, au contraire, qui auront deux cens mille escus de bien, seront livrées à un homme qui en aura la moitié moins; et elles seront encore trop heureuses de trouver un homme de naissance et de condition qui en veuille.
La seule observation qu'il faut faire, de peur de s'y tromper, est qu'il arrive quelquefois que le merite et la beauté d'une fille la peut faire monter d'une classe, et celle de trente mille livres avoir la fortune d'une de quarante; mais il n'en est pas de mesme d'un homme, dont le merite et la vertu sont tousjours comptez pour rien. On ne regarde qu'à sa condition et à sa charge, et il ne fait point de fortune en mariage, si ce n'est en des lieux où il trouve beaucoup d'années meslées avec de l'argent, et qu'il achepte le tout en tâche et en bloc.
Mais c'est assez parlé de mariage: il faut revenir à Lucrece, que je perdois presque de veue. Ses charmes ne la laissoient point manquer de serviteurs. Elle n'avoit pas seulement des galands à la douzaine, mais encore à quarterons et à milliers; car, dans ces maisons où on tient un honneste berlan ou académie de jeu, il s'en tient aussi une d'amour, qui d'abord est honneste, mais qui ne l'est pas trop à la fin; ce qui me fait souvenir de ce qu'un galant homme disoit, que c'étoit presque mettre un bouchon, pour faire voir qu'il y avoit quelque bonne pièce preste à mettre en perce.
Ils venoient, comme j'ay dit, plûtost pour voir Lucrece que pour jouer; cependant il falloit jouer pour la voir. Tel, après avoir joué quelque temps, donnoit son jeu à tenir à quelqu'autre pour
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«Pièce de four, pâtisserie délicate faite avec du beurre, du lait et des œufs frais, pétrie avec de la fleur de farine; on y mêle du sucre et de l'écorce de citron. Le
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On appeloit ainsi les petites villas bourgeoises, les vide-bouteilles des marchands et des procureurs. La Fontaine, dans sa fable du