Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie. Froissart Jean
type="note">96, ne remplit pas moins de trente pages dans la seconde97. Le long épisode de la guerre de Gascogne en 1338 et 1339, qui semble être l'œuvre tout à fait personnelle de Froissart et occupe onze pages de nos variantes98, ne se trouve que dans la seconde rédaction.
Le récit relatif à l'élévation de Jacques d'Arteveld et à la révolte des Flamands, offre en petit une image exacte de la manière différente dont Froissart a procédé dans ses trois rédactions. Dans la première il se contente de reproduire littéralement le texte de Jean le Bel, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher99. Dans la seconde, il conserve encore la version hostile et partiale du chanoine de Liége100, mais il y ajoute d'importants développements101 où les causes économiques des troubles de Flandre sont exposées avec plus d'impartialité, une profonde intelligence politique, une ampleur vraiment magistrale. Enfin dans la troisième rédaction, le chanoine de Chimay supprime définitivement le passage emprunté à Jean le Bel pour y substituer des détails entièrement originaux et une appréciation vraiment personnelle; il y appelle Jacques d'Arteveld «hauster homme, sage et soutil durement102.»
Froissart mentionne à plusieurs reprises Jean le Bel dans la seconde rédaction, et l'on a voulu voir dans ces mentions répétées, qui font défaut dans la première, un indice des obligations plus étroites que l'auteur de la seconde aurait eues envers le chanoine de Liége. Comment n'a-t-on pas vu que dans les passages dont il s'agit, le chroniqueur de Valenciennes n'a d'autre but que de constater les additions, les développements, les corrections qu'il a apportées au texte de son devancier? Au sujet du siége de Tournai, par exemple, où la seconde rédaction s'est enrichie d'une foule de détails qu'on chercherait en vain dans Jean le Bel et dans la première rédaction, Froissart n'oublie pas de prendre acte de cette addition: «Si comme je vous recorde, che siège durant devant Tournay, avinrent pluisseurs avenues et grans fès d'armes tant en France comme en Gascoingne et en Escoche, qui ne sont mie à oubliier, car ainssi l'ai je proummis à messires et mestres ou coummenchement de mon livre que tous les biaux fès d'armes dont j'ai le memore et le juste infourmation je les remeteray avant, jà soit ce que messires Jehans li Biaux, en ses cronikes, n'en fait mies de tous mention. Mès ungs homs ne puet mies tout scavoir, car ces gerres estoient si grandes et si dures et si enrachinées de tous costés que on y a tantost oubliiet quelque cose, qui n'y prent songneusement garde103.»
Le récit de la guerre de Bretagne, où Charles de Blois et Louis de Châtillon, le premier oncle, et le second père du comte de Blois, jouèrent un rôle si considérable, est infiniment plus complet dans la seconde rédaction que dans la première, à plus forte raison que dans la chronique de Jean le Bel. Aussi Froissart n'éprouve-t-il aucun embarras à rappeler que le point de départ de son propre travail a été l'essai du chanoine de Liége; on dirait qu'il cherche à provoquer une comparaison qui ne peut que lui être favorable. «Pluiseur gongleour et enchanteour en place ont chanté et rimet lez guerres de Bretagne et corromput par leurs chançons et rimes controuvées le juste et vraie histoire, dont trop en desplaist à monsseigneur Jehan le Biel, qui le commencha à mettre en prose et en cronique et à moy sire Jehan Froissart qui loyaument et justement l'ay poursuiwi à mon pooir, car leurs rimmes et leurs canchons controuvees n'ataindent en riens la vraie matère, mès velle ci comme nous l'avons faite et rachievée par le grande dilligensce que nous y avons rendut, car on n'a riens sans fret et sans penne. Jou sire Jehans Froissars, dairains venus depuis monsseigneur Jehan le Bel en cel ouvraige, ai ge allé et cherchiet le plus grant partie de Bretaingne, et enquis et demandé as seigneurs et as hiraux les gerrez, les prises, les assaux, les envaies, les batailles, les rescousses et tous les biaux fès d'armes qui y sont avenut, mouvant sur l'an de grasse mil CCCXL, poursieuwans jusquez à le dairainne datte de ce livre, tant à la requeste de mes dis seigneurs et à ses fraix que pour me plaisance acomplir et moy fonder sus title de verité, et dont j'ay estet grandement recompenssé104.»
Tout le monde connaît le fameux épisode des amours d'Édouard III et de la comtesse de Salisbury, et l'on sait maintenant qu'il est emprunté textuellement à Jean le Bel. Froissart a supprimé seulement ce qui est relatif au viol de la comtesse par le roi d'Angleterre. Il est vrai que notre chroniqueur n'en nomme pas moins le chanoine de Liége dans la seconde rédaction, mais il ne le nomme que pour le critiquer et le redresser. D'ailleurs, par les détails tout nouveaux qui embellissent ici le récit primitif, notamment par la délicieuse partie d'échecs, Froissart a trouvé le moyen de surpasser un modèle qu'on eût pu croire inimitable: il peut donc cette fois évoquer le souvenir de son devancier sans que son originalité ait rien à souffrir, sa gloire rien à redouter du parallèle. «… voirs est que messire Jehans li Biaux maintient par ses cronickes que li roys englès assés villainement usa de ceste damme et eult, ce dist, ses vollentez si comme par forche: dont je vous di, se Dieux m'aït, que j'ai moult repairiet et converssé en Engleterre, en l'ostel dou roy principaument et des grans seigneurs de celui pays, mès oncques je n'en oy parler en nul villain cas105.»
La conclusion à tirer de ces citations, c'est que si l'auteur des Chroniques mentionne plus souvent Jean le Bel dans la seconde rédaction, ce n'est point parce qu'il a plus d'obligations au chanoine de Liége dans cette rédaction que dans les autres, c'est, au contraire, parce qu'il y est plus original que dans la première, et se croit, par conséquent, plus en état de soutenir avantageusement la comparaison avec son devancier: on ne cite jamais si volontiers ses prédécesseurs et ses émules que lorsqu'on est sûr de les avoir surpassés.
Du reste, Froissart avait marqué avec tant de force dans le prologue de la première rédaction, toute l'étendue de ses obligations envers Jean le Bel, qu'il a cru sans doute pouvoir se dispenser d'y revenir dans le cours de cette rédaction: «… je me vueil fonder et ordonner sur les vraies chroniques jadis faites et rassemblées par venerable homme et discret monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint Lambert du Liége, qui grant cure et toute bonne diligence mist en ceste matière et la continua tout son vivant au plus justement qu'il pot, et moult lui cousta à acquerre et à l'avoir. Mais quelque fraiz qu'il y eust ne fist, riens ne plaingny, car il estoit riches et puissans, si les povoit bien porter, et de soy mesme larges, honnourables et courtois, et qui le sien voulentiers despendoit106.»
Combien est différent le langage que tient l'auteur des Chroniques dans la seconde rédaction! Au lieu du bel éloge qu'on vient de lire, c'est à peine s'il accorde ici à son prédécesseur une mention de deux lignes dont la sécheresse a quelque chose d'un peu dédaigneux: «Voirs est que messires Jehans li Biaux, jadis canonnes de Saint Lambert de Liège, en croniza à son temps auqune cose107.» Froissart fait ensuite ressortir avec une insistance marquée tout ce qu'il lui en a coûté pour donner à son œuvre un caractère original: «Or ay je che livre et ceste histoire augmenté par juste enqueste que j'en ay fait en travaillant par le monde et en demandant as vaillans hommes, chevaliers et escuyers, qui les ont aidiés à acroistre, le verité des avenues, et ossi à aucuns rois d'armes et leurs mareschaus, tant en Franche comme en Engleterre où j'ay travillié apriès yaux pour avoir la verité de la matère… mout de paine et de travail en euch en pluiseurs mannierres ainchois que je l'euisse compillé ne acompli, tant que de le labeur de ma teste et de l'exil de mon corps; mais touttes coses se acomplissent par plaisance et le bonne dilligence que on y a, ensi comme il apparra avant en cest livre.»
CHAPITRE III.
DE LA TROISIÈME RÉDACTION; – MANUSCRIT UNIQUE DE LA BIBLIOTHÈQUE DU VATICAN; – CARACTÈRES DISTINCTIFS DE LA TROISIÈME RÉDACTION
La troisième rédaction n'est représentée que par un manuscrit unique conservé aujourd'hui à la bibliothèque du Vatican et qui dans nos variantes est toujours désigné sous la rubrique: Ms. de Rome.
Cette
97
P. 313 à 315, 316 à 319, 321, 322, 329 à 336, 341 à 352.
98
P. 377 à 388.
99
P. 126 à 129.
100
P. 395 et 396.
101
P. 388 à 393.
102
P. 394 et 395.
103
Ms. d'Amiens, fo 46 vo.
104
Ms. d'Amiens, fo 52.
105
Ms. d'Amiens, fo 83 vo.
106
P. 210.
107
P. 209.