Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie. Froissart Jean
le temps où la France se relève grâce à la sagesse de Charles V, à l'épée de Duguesclin et fait reculer de jour en jour ses envahisseurs. Lorsque l'auteur des Chroniques composa de 1369 à 1373 la partie de sa première rédaction antérieure à ces deux dates, il venait de passer huit années à la cour d'Angleterre; il avait entendu raconter par des chevaliers de cette nation les victoires qui avaient porté si haut la gloire d'Édouard III, notamment celles de Crécy et de Poitiers: enfin le récit même qu'il entreprenait lui était commandé, il a soin de nous le dire dans le prologue, par ce Robert de Namur qui, entré au service du roi son beau-frère depuis le siége de Calais en 1346, combattait encore dans les rangs des Anglais à la chevauchée de Tournehem en 1369. Qui s'étonnerait après cela que Froissart ayant vécu si longtemps dans un pareil milieu et resté soumis à la même influence nous ait donné presque toujours dans sa première rédaction la version anglaise des grands événements de cette période et entre autres du siége de Calais, des batailles de Crécy et de Poitiers! Qui ne comprend que le peintre a pu sans parti pris faire prédominer la couleur anglaise dans ses tableaux! Comme cette couleur se présentait seule sous sa palette, elle est venue pour ainsi dire d'elle-même s'empreindre sur la toile.
Mais après 1376 nous trouvons le curé des Estinnes, le poëte de Wenceslas, le chapelain du comte de Blois placé dans un tout autre milieu, soumis à des influences bien différentes. Wenceslas de Luxembourg, duc de Brabant, était fils de cet héroïque roi de Bohême qui avait voulu, quoique aveugle, se faire tuer à Crécy en combattant pour la France. «Wenceslas, dit excellemment M. Pinchart, quoique d'origine allemande, avait reçu, comme ses prédécesseurs, une éducation toute française. Il introduisit au palais de Bruxelles bien des changements calqués sur la cour des rois de France qu'il avait souvent visitée: entre autres voyages qu'il y fit, Jeanne et lui furent présents au sacre de Charles V à Reims en 1364; ils avaient même pour ce prince une affection telle qu'ils portèrent le deuil à sa mort80.»
La cour de Gui II de Châtillon était encore plus propre que celle de Wenceslas à dépayser les affections, les préventions de l'ancien clerc de la reine Philippe et à diminuer l'ascendant de ses souvenirs anglais. Champenoise d'origine et chevaleresque entre toutes, l'illustre maison de Châtillon à laquelle appartenait Gui était vraiment deux fois française. Le père de Gui, Louis de Châtillon avait succombé à Crécy sous les coups des Anglais; et sa mère, Jeanne de Hainaut était la fille unique de Jean de Hainaut qui, rallié à la France, s'était tenu constamment aux côtés de Philippe de Valois dans la désastreuse journée du 26 août 1346. Gui lui-même avait été donné en otage au roi d'Angleterre à l'occasion de la mise en liberté du roi Jean; et pour se racheter il avait dû céder par un contrat passé à Londres le 15 juillet 1367 son comté de Soissons à Enguerrand, sire de Coucy. Fait plus tard chevalier pendant une croisade contre les païens de la Prusse, Gui s'était joint en 1370 aux ducs de Berry et d'Anjou et avait pris part en Guyenne à la guerre contre les Anglais; en 1382 enfin il commandait l'arrière-garde de l'armée française à Roosebecke. Écrite certainement après 1376 et probablement de 1376 à la fin de 1383, époque où mourut Wenceslas et où Froissart fut attaché définitivement au service de Gui de Blois, la seconde rédaction a été composée dans le milieu, sous la double influence que nous venons d'indiquer; et si l'auteur ne l'a pas fait précéder d'une dédicace comme il en avait mis une dans le prologue de la première, ne serait-ce point parce qu'il lui répugnait de manifester une préférence entre deux puissants protecteurs dont il avait également à se louer et qui avaient prodigué l'un et l'autre à son œuvre leurs encouragements81?
Toutefois, c'est la veine poétique du rimeur du Méliador que le romanesque Wenceslas semble avoir surtout favorisée et récompensée, tandis que Gui de Blois mieux inspiré encouragea avec une prédilection singulière le génie narratif et historique du chroniqueur. Une foule de passages de la seconde rédaction que l'on chercherait vainement dans la première trahissent la sympathie de Froissart pour la maison de Blois. Ainsi, dès les premières lignes du prologue des manuscrits d'Amiens et de Valenciennes, notre chroniqueur cite parmi les plus vaillants chevaliers de France «messires Carles de Blois82» dont il n'avait fait nulle mention dans la rédaction dédiée à Robert de Namur. Il dira plus loin en parlant de ce même Charles de Blois qu'il était «le mieux et le plus grandement enlinagiés en Franche et qui le plus y avoit de prochains de tous costés et de bons amis,» et l'on voit en comparant les deux rédactions que cette phrase a été ajoutée dans le récit composé après 1376.
Est-ce à dire que l'auteur des Chroniques soit allé jusqu'à altérer la vérité par dévouement pour une famille qu'il aimait? Ce serait ne pas rendre justice à l'inspiration vraiment large et chevaleresque qui a dicté les récits de Froissart: il a protesté d'avance contre une telle supposition. «[Qu'on ne dise pas que je aye eu la noble histoire] corrompue par la faveur que je aye eu au conte Gui de Blois qui le me fist faire et qui bien m'en a payé tant que je m'en contempte, pour ce qu'il fut nepveu et si prouchains que filz au conte Loys de Blois, frère germain à saint Charles de Blois qui, tant qu'il vesqui, fut duc de Bretaigne. Nennil vrayement! Car je n'en vueil parler fors que de la verité et aler parmy le trenchant, sans coulourer l'un ne l'autre. Et aussi le gentil sire et conte, qui l'istoire me fist mettre sus et ediffier, ne le voulsist point que je la feisse autrement que vraye83.» Il y a, si nous ne nous trompons, dans ces paroles plus et mieux qu'une simple affirmation, il y a l'accent profond de la sincérité.
Froissart ne prend le titre de prêtre que dans la seconde rédaction, et l'on sait par un compte du receveur de Binche qu'il était curé des Estinnes dès 1373; mais ce que personne n'a fait encore remarquer jusqu'à ce jour, c'est qu'un fief important situé aux Estinnes ou à Lestinnes84, suivant l'orthographe du quatorzième siècle, localité dont le nom s'est conservé dans les deux villages des Estinnes-au-Mont et des Estinnes-au-Val, appartenait, lorsque Froissart en fut curé, à Gui de Blois. En effet, nous voyons par un acte daté du 6 novembre 133685 que Jean de Hainaut se dessaisit en faveur de Jeanne sa fille unique, à l'occasion du mariage de celle-ci avec Louis de Châtillon, seigneur d'Avesnes, fils aîné du comte de Blois, de plusieurs parties de la terre de Chimay, et notamment «de tout chou entirement qu'il a à Lestinnes, ou tierroit et ès appartenances.» Or, Lestinnes dont il s'agit ici ne peut être que les Estinnes et non Lessines86, car la terre et seigneurie de Lessines avait été cédée depuis quelques mois seulement à Guillaume, comte de Hainaut, en faveur duquel Willaume de Mortagne, sire de Dossemer, ber ou baron de Flandre, s'était déshérité de la dite seigneurie au mois d'avril 133687. On sait, d'un autre côté, qu'après la mort de Louis de Châtillon, frère aîné de Gui, en 1372, la seigneurie de Chimay et ses dépendances échurent à ce dernier, déjà pourvu de la terre de Beaumont en vertu d'un acte de partage du 27 avril 1361 entre lui et ses deux frères, Louis et Jean88. Il faut donc prendre à la lettre les vers suivants du Buisson de Jonèce écrit en 1373 où Froissart énumérant ses protecteurs dit au sujet de Gui de Blois:
Et ossi mi signeur de Blois
Loys, Jehan et Gui; des trois
Moult acointés jà un tamps fui
Et especiaument de Gui
Et encor le sui tous les jours;
Car dalès li gist mes sejours:
C'est li bons sires de Biaumont
Qui m'amonneste et me semont 89.
On a dit que Froissart obtint le bénéfice des Estinnes grâce à l'appui dévoué d'un de ses amis, Gérard d'Obies, prévôt de Binche, qui était en même temps le confident le plus intime du duc Wenceslas90. Mais si la collation de ce bénéfice était réservée au chapitre de Cambrai,
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Un extrait des comptes du receveur de Binche, publié par M. Pinchart, constate que, le 25 juillet 1382, le duc de Brabant fit don d'une somme de dix francs valant douze livres dix sous «à messire Jehan Froissard, curet de Lestinnez ou Mont,
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Les mots:
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Ms. de Besançon, t. II, fo 333. Les premiers mots omis dans le ms. de Besançon ont été restitués à l'aide des mss. de notre Bibliothèque impériale, qui appartiennent à la même famille.
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La forme Lestinnes, qui paraît être une abréviation de les Estinnes, est seule usitée dans les documents du quatorzième siècle.
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Nous devons l'indication détaillée de cet acte, conservé aux Archives du Nord, dans le fonds de la Chambre des Comptes, carton B744, à l'obligeance de MM. Desplanque, Mannier et Losfeld. Voyez l'
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Lessines, Belgique, prov. Hainaut, arr. Thuin, chef-lieu de canton.
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En vertu d'une transaction datée du 13 mai 1363, une rente de deux mille livres fut donnée par le comte de Hainaut à titre d'apports d'Elisabeth de Hainaut, mariée à Robert de Namur en 1354; et cette rente fut constituée «sur les terres d'Estrew (Estreux), de Chièvre et de Lessine.»
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Bibl. imp., ms. fr. 831, fo 157 vo.
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