Le vicomte de Bragelonne, Tome II.. Dumas Alexandre
atteint.
– Vous concluez, monsieur Colbert?..
– Que si M. Fouquet a soulevé contre Votre Majesté une troupe de factieux pour arracher ses amis au supplice, il soulèvera une armée quand il s'agira de se soustraire lui-même au châtiment.
Le roi fit jaillir sur son confident un de ces regards qui ressemblent au feu sombre d'un éclair d'orage; un de ces regards qui vont illuminer les ténèbres des plus profondes consciences.
– Je m'étonne, dit-il, que, pensant sur M. Fouquet de pareilles choses, vous ne veniez pas me donner un avis.
– Quel avis, Sire?
– Dites-moi d'abord, clairement et précisément, ce que vous pensez, monsieur Colbert.
– Sur quoi?
– Sur la conduite de M. Fouquet.
– Je pense, Sire, que M. Fouquet, non content d'attirer à lui l'argent, comme faisait M. de Mazarin, et de priver par-là Votre Majesté d'une partie de sa puissance, veut encore attirer à lui tous les amis de la vie facile et des plaisirs, de ce qu'enfin les fainéants appellent la poésie, et les politiques la corruption; je pense qu'en soudoyant les sujets de Votre Majesté il empiète sur la prérogative royale, et ne peut, si cela continue ainsi, tarder à reléguer Votre Majesté parmi les faibles et les obscurs.
– Comment qualifie-t-on tous ces projets, monsieur Colbert?
– Les projets de M. Fouquet, Sire?
– Oui.
– On les nomme crimes de lèse-majesté.
– Et que fait-on aux criminels de lèse-majesté?
– On les arrête, on les juge, on les punit.
– Vous êtes bien sûr que M. Fouquet a conçu la pensée du crime que vous lui imputez?
– Je dirai plus, Sire, il y a eu chez lui commencement d'exécution.
– Eh bien! j'en reviens à ce que je disais, monsieur Colbert.
– Et vous disiez, Sire?
– Donnez-moi un conseil.
– Pardon, Sire, mais auparavant j'ai encore quelque chose à ajouter.
– Dites.
– Une preuve évidente, palpable, matérielle de trahison.
– Laquelle?
– Je viens d'apprendre que M. Fouquet fait fortifier Belle-Île- en-Mer.
– Ah! vraiment!
– Oui, Sire.
– Vous en êtes sûr?
– Parfaitement; savez-vous, Sire, ce qu'il y a de soldats à
Belle-Île?
– Non, ma foi; et vous?
– Je l'ignore, Sire, je voulais donc proposer à Votre Majesté d'envoyer quelqu'un à Belle-Île.
– Qui cela?
– Moi, par exemple.
– Qu'iriez-vous faire à Belle-Île?
– M'informer s'il est vrai qu'à l'exemple des anciens seigneurs féodaux, M. Fouquet fait créneler ses murailles.
– Et dans quel but ferait-il cela?
– Dans le but de se défendre un jour contre son roi.
– Mais s'il en est ainsi, monsieur Colbert, dit Louis, il faut faire tout de suite comme vous disiez: il faut arrêter M. Fouquet.
– Impossible!
– Je croyais vous avoir déjà dit, monsieur, que je supprimais ce mot dans mon service.
– Le service de Votre Majesté ne peut empêcher M. Fouquet d'être surintendant général.
– Eh bien?
– Et que par conséquent, par cette charge, il n'ait pour lui tout le Parlement, comme il a toute l'armée par ses largesses, toute la littérature par ses grâces, toute la noblesse par ses présents.
– C'est-à-dire alors que je ne puis rien contre M. Fouquet?
– Rien absolument, du moins à cette heure, Sire.
– Vous êtes un conseiller stérile, monsieur Colbert.
– Oh! non pas, Sire, car je ne me bornerai plus à montrer le péril à Votre Majesté.
– Allons donc! Par où peut-on saper le colosse? Voyons!
Et le roi se mit à rire avec amertume.
– Il a grandi par l'argent, tuez-le par l'argent, Sire.
– Si je lui enlevais sa charge?
– Mauvais moyen.
– Le bon, le bon alors?
– Ruinez-le, Sire, je vous le dis.
– Comment cela?
– Les occasions ne vous manqueront pas, profitez de toutes les occasions.
– Indiquez-les moi.
– En voici une d'abord. Son Altesse Royale Monsieur va se marier, ses noces doivent être magnifiques. C'est une belle occasion pour votre Majesté de demander un million à M. Fouquet; M. Fouquet, qui paie vingt mille livres d'un coup, lorsqu'il n'en doit que cinq, trouvera facilement ce million quand le demandera Votre Majesté.
– C'est bien, je le lui demanderai, fit Louis XIV.
– Si Votre Majesté veut signer l'ordonnance, je ferai prendre l'argent moi-même.
Et Colbert poussa devant le roi un papier et lui présenta une plume.
En ce moment, l'huissier entrouvrit la porte et annonça M. le surintendant.
Louis pâlit.
Colbert laissa tomber la plume et s'écarta du roi sur lequel il étendait ses ailes noires de mauvais ange.
Le surintendant fit son entrée en homme de cour, à qui un seul coup d'oeil suffit pour apprécier une situation.
Cette situation n'était pas rassurante pour Fouquet, quelle que fût la conscience de sa force. Le petit oeil noir de Colbert, dilaté par l'envie, et l'oeil limpide de Louis XIV, enflammé par la colère, signalaient un danger pressant.
Les courtisans sont, pour les bruits de cour, comme les vieux soldats qui distinguent, à travers les rumeurs du vent et des feuillages, le retentissement lointain des pas d'une troupe armée; ils peuvent, après avoir écouté, dire à peu près combien d'hommes marchent, combien d'armes résonnent, combien de canons roulent. Fouquet n'eut donc qu'à interroger le silence qui s'était fait à son arrivée: il le trouva gros de menaçantes révélations. Le roi lui laissa tout le temps de s'avancer jusqu'au milieu de la chambre.
Sa pudeur adolescente lui commandait cette abstention du moment.
Fouquet saisit hardiment l'occasion.
– Sire, dit-il, j'étais impatient de voir Votre Majesté.
– Et pourquoi? demanda Louis.
– Pour lui annoncer une bonne nouvelle.
Colbert, moins la grandeur de la personne, moins la largesse du coeur, ressemblait en beaucoup de points à Fouquet. Même pénétration, même habitude des hommes. De plus, cette grande force de contraction, qui donne aux hypocrites le temps de réfléchir et de se ramasser pour prendre du ressort.
Il devina que Fouquet marchait au-devant du coup qu'il allait lui porter.
Ses yeux brillèrent.
– Quelle nouvelle? demanda le roi.
Fouquet déposa un rouleau de papier sur la table.
– Que Votre Majesté veuille bien jeter les yeux sur ce travail, dit-il.
Le