Le vicomte de Bragelonne, Tome II.. Dumas Alexandre
éperons et une main légère que les cerfs ne sont point les plus agiles coureurs de la création.
Chapitre LXXIV – Où d'Artagnan court, où Porthos ronfle, où Aramis conseille
Trente à trente-cinq heures après les événements que nous venons de raconter, comme M. Fouquet, selon son habitude, ayant interdit sa porte, travaillait dans ce cabinet de sa maison de Saint-Mandé que nous connaissons déjà, un carrosse attelé de quatre chevaux ruisselant de sueur entra au galop dans la cour.
Ce carrosse était probablement attendu, car trois ou quatre laquais se précipitèrent vers la portière, qu'ils ouvrirent tandis que M. Fouquet se levait de son bureau et courait lui-même à la fenêtre. Un homme sortit péniblement du carrosse, descendant avec difficulté les trois degrés du marchepied et s'appuyant sur l'épaule des laquais.
À peine eut-il dit son nom, que celui sur l'épaule duquel il ne s'appuyait point s'élança vers le perron et disparut dans le vestibule. Cet homme courait prévenir son maître; mais il n'eut pas besoin de frapper à la porte.
Fouquet était debout sur le seuil.
– Mgr l'évêque de Vannes! dit le laquais.
– Bien! dit Fouquet.
Puis, se penchant sur la rampe de l'escalier, dont Aramis commençait à monter les premiers degrés:
– Vous, cher ami, dit-il, vous si tôt!
– Oui, moi-même, monsieur; mais moulu, brisé, comme vous voyez.
– Oh! pauvre cher, dit Fouquet en lui présentant son bras sur lequel Aramis s'appuya, tandis que les serviteurs s'éloignèrent avec respect.
– Bah! répondit Aramis, ce n'est rien, puisque me voilà; le principal était que j'arrivasse, et me voilà arrivé.
– Parlez vite, dit Fouquet en refermant la porte du cabinet derrière Aramis et lui.
– Sommes-nous seuls?
– Oui, parfaitement seuls.
– Nul ne peut nous écouter? nul ne peut nous entendre?
– Soyez donc tranquille.
– M. du Vallon est arrivé?
– Oui.
– Et vous avez reçu ma lettre?
– Oui, l'affaire est grave, à ce qu'il paraît, puisqu'elle nécessite votre présence à Paris, dans un moment où votre présence était si urgente là-bas.
– Vous avez raison, on ne peut plus grave.
– Merci, merci! De quoi s'agit-il? Mais, pour Dieu, et avant toute chose, respirez, cher ami; vous êtes pâle à faire frémir!
– Je souffre, en effet; mais, par grâce! ne faites pas attention à moi. M. du Vallon ne vous a-t-il rien dit en vous remettant sa lettre?
– Non: j'ai entendu un grand bruit, je me suis mis à la fenêtre; j'ai vu, au pied du perron, une espèce de cavalier de marbre; je suis descendu, il m'a tendu la lettre, et son cheval est tombé mort.
– Mais lui?
– Lui est tombé avec le cheval; on l'a enlevé pour le porter dans les appartements; la lettre lue, j'ai voulu monter près de lui pour avoir de plus amples nouvelles: mais il était endormi de telle façon qu'il a été impossible de le réveiller. J'ai eu pitié de lui, et j'ai ordonné qu'on lui ôtât ses bottes et qu'on le laissât tranquille.
– Bien; maintenant, voici ce dont il s'agit, monseigneur. Vous avez vu M. d'Artagnan à Paris, n'est-ce pas?
– Certes, et c'est un homme d'esprit et même un homme de coeur, bien qu'il m'ait fait tuer nos chers amis Lyodot et d'Emerys.
– Hélas! oui, je le sais; j'ai rencontré à Tours le courrier qui m'apportait la lettre de Gourville et les dépêches de Pellisson. Avez-vous bien réfléchi à cet événement, monsieur?
– Oui.
– Et vous avez compris que c'était une attaque directe à votre souveraineté?
– Croyez-vous?
– Oh! oui, je le crois.
– Eh bien! je vous l'avouerai, cette sombre idée m'est venue, à moi aussi.
– Ne vous aveuglez pas, monsieur, au nom du Ciel, écoutez bien… j'en reviens à d'Artagnan.
– J'écoute.
– Dans quelle circonstance l'avez-vous vu?
– Il est venu chercher de l'argent.
– Avec quelle ordonnance?
– Avec un bon du roi.
– Direct?
– Signé de Sa Majesté.
– Voyez-vous! Eh bien! d'Artagnan est venu à Belle-Île; il était déguisé, il passait pour un intendant quelconque chargé par son maître d'acheter des salines. Or, d'Artagnan n'a pas d'autre maître que le roi; il venait donc comme envoyé du roi. Il a vu Porthos.
– Qu'est-ce que Porthos?
– Pardon, je me trompe. Il a vu M. du Vallon à Belle-Île, et il sait, comme vous et moi, que Belle-Île est fortifiée.
– Et vous croyez que le roi l'aurait envoyé? dit Fouquet tout pensif.
– Assurément.
– Et d'Artagnan aux mains du roi est un instrument dangereux?
– Le plus dangereux de tous.
– Je l'ai donc bien jugé du premier coup d'oeil.
– Comment cela?
– J'ai voulu me l'attacher.
– Si vous avez jugé que ce fût l'homme de France le plus brave, le plus fin et le plus adroit, vous l'avez bien jugé.
– Il faut donc l'avoir à tout prix!
– D'Artagnan?
– N'est-ce pas votre avis?
– C'est mon avis; mais vous ne l'aurez pas.
– Pourquoi?
– Parce que nous avons laissé passer le temps. Il était en dissentiment avec la cour, il fallait profiter de ce dissentiment; depuis il a passé en Angleterre, depuis il a puissamment contribué à la restauration, depuis il a gagné une fortune, depuis enfin il est rentré au service du roi. Eh bien! s'il est rentré au service du roi, c'est qu'on lui a bien payé ce service.
– Nous le paierons davantage, voilà tout.
– Oh! monsieur, permettez; d'Artagnan a une parole, et, une fois engagée, cette parole demeure où elle est.
– Que concluez-vous de cela? dit Fouquet avec inquiétude.
– Que pour le moment il s'agit de parer un coup terrible.
– Et comment le parez-vous?
– Attendez… d'Artagnan va venir rendre compte au roi de sa mission.
– Oh! nous avons le temps d'y penser.
– Comment cela?
– Vous avez bonne avance sur lui, je présume?
– Dix heures à peu près.
– Eh bien! en dix heures…
Aramis secoua sa tête pâle.
– Voyez ces nuages qui courent au ciel, ces hirondelles qui fendent l'air: d'Artagnan va plus vite que le nuage et que l'oiseau; d'Artagnan, c'est le vent qui les emporte.
– Allons donc!
– Je vous dis que c'est quelque chose de surhumain que cet homme, monsieur; il est de mon âge, et je le connais depuis trente-cinq ans.
– Eh bien?
– Eh